Autant que le transport aérien, le transport maritime est une source importante de gaz à effet de serre – 2,5% du total du CO2 d’origine énergétique – et de polluants atmosphériques, notamment pour les habitants des ports. Les règles relatives à la teneur en soufre des carburants maritimes – gazole maritime et fioul lourd – ont bien été révisées récemment, et des zones de contrôle des émissions créées le long des côtes européennes. Cependant, la teneur en soufre dans ces zones, obligatoirement inférieure à 0,1% (« ultra-low ») reste… 100 fois plus élevée que celle du gazole routier.
Comment dépolluer les bateaux ? Pour de relativement courtes distances, l’électrification fait parfaitement l’affaire comme nous le démontrent les exemples nordiques, et il n’est nul besoin d’aller chercher des solutions plus complexes et moins efficaces, comme l’utilisation d’hydrogène. En Norvège, 80 ferries seront passés à l’électricité avant 2 ans, et une étude de 2018 estime que 900 routes de ferries sont entièrement électrifiables en Europe.
Un exemple particulièrement intéressant est celui de la municipalité de l’île d’Æro au Danemark. Le ferry électrifié Ellen couvre la distance entre le Jutland et Æro jusqu’à sept fois par jour, parcourant les 10,7 milles marins en 55 minutes. Le navire emporte quatre camions, 39 voitures et 200 passagers en été. Le ferry Ellen dispose de deux moteurs principaux de 750 kW. Il embarque 4,3 MWh de batteries en deux packs indépendants, rechargeables en totalité en une heure, pesant au total 56 tonnes. Son autonomie est supérieure à 22 milles, soit 41 km, distance supérieure au double de l’éloignement de Belle Ile, Groix, Houat, les îles Chausey ou les Glénan.
Un autre exemple intéressant est celui des ferries Tycho Brahe et Aurora, nettement plus imposants, construits en 1991 et 1992 et récemment électrifiés. Ils effectuent des liaisons de 20 minutes, traversant l’Øresund entre Danemark et Suède. Le rechargement des batteries, fortement automatisé, prend 6 à 9 minutes. Le coût environnemental de fabrication des batteries, estimé à 1200-1700 tonnes de CO2, est à mettre en perspective avec l’évitement annuel de 23 000 t CO2, 13 tonnes d’oxydes d’azote et 5 tonnes d’oxyde de soufre.
En Norvège, quelque 80 lignes de ferries sont en voie d’électrification. Les études suggèrent que 65% au moins des lignes nordiques sont électrifiables.
Tout récemment, Michael Liebreich Associates a réalisé une étude sur les ferries d’Amérique Latine pour la Banque interaméricaine de développement. L’étude montre que l’électrification est aujourd’hui possible pour de grands ferries (1000 passagers, 150 voitures) sur des routes courtes (10 km[1]), des ferries de taille moyenne (300 passagers, 50 voitures) sur des routes de longueur moyenne (jusqu’à 40 km) et des ferries catamarans rapides (250 passagers, pas de voiture) sur des routes jusqu’à 90 km.
L’étude montre aussi que dans la plupart des pays d’Amérique latine, cette électrification sera rentable (comme en Europe), les coûts plus élevés des bateaux étant plus que compensés par les moindres coûts de maintenance, de personnel et bien sûr de combustible, y compris en intégrant un remplacement des batteries tous les dix ans. Cette profitabilité varie toutefois selon les pays, les coûts du travail, la taxation des carburants fossiles, les coûts de l’électricité, et les coûts des infrastructures de recharge.
Il ne s’agit pas d’une petite affaire, car il faut recharger les batteries dans le même temps que les compagnies mettent à faire descendre voitures et passagers, puis remplir à nouveau les ferries. On parle de mégawatts de puissance, et on utilise de préférence des connections automatisées pour réduire les temps d’attente et augmenter la sécurité des personnels et des passagers. Et pour l’instant, il n’y a pas de standard, seulement du sur-mesure. Mais des ports de plus en plus nombreux s’équipent. Ceux qui accueillent aussi de très gros navires, paquebots de croisière et surtout cargos, exigent de plus en plus souvent qu’ils se connectent au réseau dans les ports, plutôt que de laisser tourner leur très polluants engins simplement pour fournir l’électricité de bord.
Les distances éligibles à l’électrification devraient singulièrement augmenter au fil des années à mesure de la baisse des coûts des batteries et des progrès de leur énergie spécifique[2], le poids étant le principal facteur limitant pour les bateaux petits et rapides, le coût étant le facteur limitant pour les plus gros navires. Les batteries marines sont actuellement trois fois plus chères que celles des voitures, parce qu’elles sont plus grosses et donc plus complexes, et doivent affronter des conditions d’environnement plus rudes. Et elles ne sont encore fabriquées qu’en petit nombre.
A moins d’accepter un coût d’exploitation augmenté d’au moins 30%, des liaisons telles qu’Harwich-Rotterdam (125 mille marins), ou la plupart des liaisons entre le continent et les îles grecques, sont pour l’instant hors d’atteinte. Marseille – Ajaccio ou Marseille- Alger en ferry tout-électrique ? Même pas en rêve. Quant à la traversée des océans par les cargos, fer de lance de la mondialisation des marchandises, elle ne sera à porté de l’électrification par batteries ni demain (2030), ni après-demain (2050). Il va falloir trouver autre chose.
[1] Si on peut recharger à chaque bout de la ligne. Si on ne recharge que d’un côté, les distances indiquées ici sont à diviser par deux.
[2] Ou « densité énergétique gravimétrique », en mégajoule ou kilowattheure par kilo (MJ/kg ou kWh/kg, 1 kWh=3,6MJ), à ne pas confondre avec la « densité énergétique » proprement dite, en kWh/m3. Les batteries lithium-ion « maritimes » ont actuellement une énergie spécifique de 100 kWh/kg, et on peut espérer atteindre 200 kWh/kg d’ici 2040.