L’expert de l’énergie Cédric Philibert plaide, dans une tribune au « Monde », pour l’arrêt de l’achat de pétrole russe, plus souple à mettre en œuvre que l’embargo sur le gaz.
Publié le 15 mars 2022 à 05h30
Tribune. Les exportations de pétrole et de produits pétroliers ont représenté en 2019, c’est-à-dire bien avant l’envolée récente du prix des hydrocarbures, quasiment la moitié du total des exportations nettes de la Russie, en valeur. Le gaz naturel n’en représentait que 7 %, soit sept fois moins, à peine plus d’ailleurs que le charbon (5 %).
Les dirigeants européens semblent paralysés par notre dépendance au gaz russe comme des lapins aveuglés par les phares d’une voiture, incapables de faire un pas de côté. Bien sûr, il faut diminuer au plus vite notre dépendance au gaz russe, dans l’urgence, sans exclusive et par tous les moyens : sobriété, fournisseurs alternatifs, énergies alternatives.
Mais un embargo complet resterait compliqué pour nombre de pays européens, dépendants du gaz russe à 55 % (Allemagne) et plus pour l’Autriche, les pays Baltes, la Hongrie, la Finlande, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque et d’autres, même si des économistes allemands ont calculé un coût maximal de 3 % du produit intérieur brut pour leur pays (« What If ? The Economic Effects for Germany of a Stop of Energy Imports From Russia », ECONtribute Policy Brief n° 028).
Or, s’il s’agit avant tout d’arrêter de financer la sale guerre de Poutine en Ukraine, ce sont d’abord les importations de pétrole russe qu’il faut frapper. Les dockers de Stanlow, en Angleterre, l’ont bien compris et ont refusé de décharger le pétrole russe d’un navire battant pavillon allemand [le 5 mars], non concerné par l’interdiction faite aux navires russes. Réduire les importations de pétrole russe de 15 % est aussi efficace que décréter un embargo total sur le gaz russe, et infiniment plus facile pour les Européens.
Quatre-vingt-dix jours d’importations
Pas tout à fait pourtant, et il faut viser plus, bien plus. En effet, la relation réciproque entre l’Europe et la Russie sur le gaz est déterminée par l’ouverture ou la fermeture de pipelines, une rigidité seulement atténuée par l’usage d’un petit nombre de terminaux méthaniers accueillant le gaz liquide importé d’ailleurs.
Le pétrole, lui, est nettement plus flexible. Mais cela est vrai pour les deux camps : de même que les Européens les plus dépendants de la Russie aujourd’hui peuvent trouver d’autres fournisseurs de pétrole, les Russes peuvent plus vite trouver d’autres acheteurs pour leur pétrole que pour leur gaz.
En théorie du moins. Car, dès aujourd’hui, le pétrole russe est en panne d’acheteurs, et doit diminuer son prix de 20 % à 25 % pour trouver preneur – notamment en Chine, qui augmente actuellement ses stocks malgré les prix élevés, comme si elle s’attendait à une aggravation durable de la situation.
Nous pourrions, à l’inverse, utiliser nos stocks pour accentuer la pression sur la Russie : les pays membres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) disposent de quatre-vingt-dix jours d’importations de produits pétroliers. Une première décision de « relâche » de ces stocks a été prise le 1er mars. Elle ne fera qu’écorner ce capital de 3 %, il faut sans doute faire bien davantage.
Réduire la consommation
Mais il faudra aussi réduire rapidement la demande de pétrole – brut ou gazole. Réduire un peu la température de chauffage fait sens, que l’on se chauffe au fioul ou au gaz ou même à l’électricité, surtout aux heures de pointe quand le surplus d’électricité est produit par des centrales à gaz. Mais il est difficile d’aller très loin en ce sens.
Réduire la demande de carburant offre sans doute un potentiel plus important. L’association négaWatt vient de rappeler la revendication ancienne, déjà reprise par la convention pour le climat mais rejetée par le président de la République, d’une limite à 110 km/h de la vitesse sur autoroute ; elle serait d’ailleurs plus efficace en Allemagne, qui n’a aucune limite de vitesse, qu’en France.
Il y a bien d’autres façons de réduire immédiatement la consommation de carburants pétroliers : le télétravail, pour tous ceux qui peuvent, au moins deux ou trois jours par semaine ; le covoiturage, avec le soutien des employeurs ; ne pas laisser les camionnettes de livraison circuler à vide ; renoncer aux livraisons longue distance le jour même ou à J + 1, véritable catastrophe énergétique ; et tout simplement conduire plus souplement, vérifier la pression des pneus… L’AIE a fait la liste des ces mesures en 2005, puis de nouveau en 2018 dans ses publications Saving Oil in a Hurry.
Remplir les stocks de gaz pour l’hiver prochain est certes de bon sens (on devrait d’ailleurs s’occuper aussi de la dépendance au gaz de notre système agroalimentaire par les engrais azotés). Mais on reste stupéfait de voir surgir à l’issue du sommet de Versailles [les 10 et 11 mars] des plans de diminution de la dépendance aux hydrocarbures russes « à l’horizon 2027 », selon Ursula von der Leyen, sans que ne soient évoquées, ou très peu, les mesures que les gouvernements, les entreprises, les collectivités et les citoyens peuvent mettre en œuvre tout de suite.
Solidarité
Les Ukrainiens meurent tous les jours, leurs villes sont rasées les unes après les autres, le pays vacille malgré une résistance héroïque face à un envahisseur d’un cynisme total. Il y a urgence.
On n’est pas moins sidéré par les propositions (et une première annonce d’une « remise » de 15 centimes par litre) d’effacement, sur fonds publics, de l’augmentation des prix des carburants pour tous, conducteurs de SUV [« sport utility vehicle », littéralement « véhicule utilitaire sportif »] comme de voiturettes, gagnants et perdants des confinements, riches et pauvres, bien au-delà de la nécessaire solidarité avec les plus vulnérables. Cet effacement conduit ne pas réduire la demande de pétrole, débauche de démagogie que la campagne électorale ne saurait justifier.
D’autant qu’il y a une différence fondamentale entre une réduction volontaire de la demande d’hydrocarbures, et une éventuelle réduction qui serait imposée par le vendeur. La première fait baisser les prix, redoublant l’impact sur le vendeur, alors que la seconde les fait grimper, ce qui augmente l’effet sur l’acheteur mais le diminue ou l’annule sur le vendeur… De grâce, prenons les devants !
Si l’on a jugé, à tort ou à raison, les Français incapables de supporter, au nom de la préservation du pouvoir d’achat, les contraintes minimes imposées par les dérèglements climatiques, les juge-t-on également incapables de les supporter par solidarité avec l’Ukraine, en défense de la démocratie et de l’Europe ? Je refuse d’y croire.
Cédric Philibert (Chercheur au Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales)