Depuis un demi-siècle ce monde est hanté par la perspective d’une pénurie d’énergie, au point que nous peinons à reconnaître les prémices de l’abondance à venir. C’est aussi que nous n’y sommes pas encore, et que l’abondance actuelle repose massivement sur des énergies fossiles dont la production le transport et l’utilisation polluent les airs, les sols et les eaux et déséquilibrent le climat.
La féé électricité
L’électrification, clé de la décarbonisation de l’économie mondiale, est rendue possible par l’apparition de l’éolien et du photovoltaïque, qui sont eux-mêmes la clé de la décarbonation de l’électricité. Elle a de profonds effets sur le concept même d’énergie. Elle réduit fortement la demande d’énergie « primaire », c’est-à-dire des produits énergiques non transformés (Figure ci-dessus, reproduite de An Electricity Market for Germany’s Electricity). Jusqu’à présent, les énergies fossiles occupaient une grande part dans la production électrique. Or l’efficacité moyenne des centrales thermiques est de l’ordre de 40% – le reste est le plus souvent perdu. L’utilisation directe de combustibles, comme le gaz naturel, pour le chauffage et la chaleur industrielle, semble certes très efficace (les pertes sont minimes) mais les pompes à chaleur, qui capturent les calories dans le milieu ambiant, le sont bien davantage : 1 kWh d’électricité suffit à fournir en moyenne 3 à 4 kWh de chaleur utile. Les moteurs à combustion interne, eux aussi, produisent plus de chaleur que de mouvement, l’énergie est là aussi en partie perdue.
L’abondance de demain, il n’est plus permis d’en douter, sera celle des énergies renouvelables en général, et du solaire en particulier. « Je vois le solaire devenir le nouveau roi des marchés mondiaux de l’électricité, en piste pour de nouveaux records de déploiement chaque année après 2022 », dit Fatih Birol, le directeur exécutif de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE – IAE). Cette déclaration a frappé les observateurs. Ce n’est pourtant que le début.
Car le fait majeur de la décennie écoulée, c’est que l’énergie solaire photovoltaïque (PV) est devenue la moins chère de toutes les énergies, alors qu’elle était la plus chère. L’éolien terrestre ou maritime a vu lui aussi son coût chuter considérablement. Le potentiel du solaire est virtuellement illimité à l’échelle de nos besoins (IEA 2011), celui de l’éolien, notamment maritime, considérable (IEA 2019).
La spectaculaire baisse du coût du PV, divisé par dix en dix ans, est loin d’être achevée. Certains contrats d’achat d’électricité pour 15 ans, pour de grandes centrales PV, ont été signés à des tarifs autour de 1,5 ¢/kWh, d’autres, pour des éoliennes vers 2,5¢, Même si ces chiffres ne reflètent pas forcément le coût actualisé réel de ces projets – les développeurs espèrent vendre librement cette électricité au-delà de quinze ans à un meilleur prix– jamais l’humanité n’aura potentiellement disposé d’énergie si peu chère, sur une telle échelle, dans la durée.
Il est désormais moins coûteux de construire un champ solaire que de mettre dans une centrale existante du charbon en Chine ou en Inde, du gaz en Espagne ou en France – même si le service rendu n’est pas nécessairement le même, on y reviendra. Aux Etats-Unis, lorsqu’il s’agit de construire une installation nouvelle de puissance électrique pour les pointes de consommation, le PV accompagné de batteries, dont le coût chute rapidement, entre en compétition avec les centrales à gaz « de pointe ».
Le scénario « central » de l’AIE suggère qu’en 2040, sur la base des politiques annoncées, les renouvelables fourniront presque la moitié de l’électricité mondiale – avec notamment 15% d’hydroélectricité, 14% d’énergie éolienne (contre 5% aujourd’hui) et 14% d’énergie solaire (contre 2% aujourd’hui), plus 5% de bioélectricité et de géothermie.
Son scénario de développement soutenable (SDS) envisage, lui, 25% de solaire, 22% d’éolien, 17% d’hydroélectricité, 7% d’autres renouvelables. Ce qui nécessitera de déployer 5890 gigawatts (GW) de PV, 790 GW de solaire thermodynamique (avec stockage intégré), et 3060 GW d’éoliennes. Le nucléaire resterait à 11% de la production mondiale d’électricité. Le SDS ne vise toutefois qu’une réduction d’un tiers des émissions de CO2 à l’horizon 2040, le reste de la consommation restant d’origine fossile.
VERS DES EMISSIONS NETTES NULLES
Dans son World Energy Outlook 2020, l’AIE a esquissé une réflexion sur les moyens d’atteindre des émissions « nettes nulles » au plan mondial vers 2050, date retenue par l’Union Européenne, la Norvège, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, le Canada, le Mexique, l’Uruguay, le Costa Rica, l’Afrique du Sud, la Suisse, la Corée, et sans doute bientôt les Etats-Unis – tandis que la Chine s’est engagée sur 2060. L’AIE publiera cette année un scénario Net Zero Emissions by 2050 (NZE 2050) – désormais disponible. Ce scénario repose sur une accélération de l’électrification en même temps qu’une accélération de la décarbonisation de l’électricité. Bien que l’électricité ne représente que 20% de notre consommation d’énergie finale, sa production est à l’origine de 37,5% des émissions CO2 liées à l’énergie en 2019, en raison de son origine fossile et parce que la moitié de l’énergie ainsi libérée est perduee sous forme de chaleur. Or les équipements électriques sont généralement plus efficients que les équipements thermiques (voir schéma en tête d’article).
Dans le SDS, le pourcentage d’électricité dans notre consommation d’énergie finale grimperait à 31% en 2040. Et tout indique qu’il sera encore nettement plus élevé dans un scénario NZE. Les renouvelables, éolien et solaire en tête, ne vont pas se contenter de dominer la production d’électricité : elles domineront le mix énergétique, tous usages confondus. Principalement de façon directe, et non en cherchant à remplacer les combustibles fossiles par des combustibles synthétiques dits « électrofiouls », sinon dans quelques cas extrêmes.
Pourtant, un débat vigoureux oppose aujourd’hui les tenants d’un « 100% renouvelables » dans l’électricité à ceux qui pensent que c’est impossible ou hors de prix, du fait de la variabilité des ressources. En France, du fait de sa singularité nucléaire, le débat est sans doute plus vif qu’ailleurs. On connaît en connaît les termes. Pour les tenants des renouvelables, la variabilité peut être gérée par un ensemble d’actions, comprenant l’équilibre entre les sources d’énergie utilisées, l’interconnexion entre ces sources, les flexibilités au niveau des usages et les stockages de diverse nature en fonction des volumes et des usages envisagés.
Concrètement, en Europe et dans les pays à climat dit tempéré, la demande d’électricité est plus forte en hiver, etc l’éolien jouera naturellement un rôle important. Dans les pays chauds où la demande de climatisation explose, le solaire fournit à la fois le poison et le remède, et il n’est pas très difficile de stocker pour la soirée et la nuit le froid produit le jour avec l’électricité PV, sous forme d’eau très froide ou de glace. Le juste équilibre des moyens renouvelables réduit fortement le besoin de stockage de longue durée, même si c’est au prix d’un certain écrêtement de la production électrique à ses meilleures heures. Pour le dire autrement, il faudra s’habituer à l’idée de construire des installations qui seront ponctuellement sous-utilisées.
Il est vrai touttefois que, sauf à disposere de beaucoup de barrages hydroélectriques, il faudra conserver des capacités thermiques pilotables pour gérer des pointes de demande et des creux de production renouvelable pouvant durer jusqu’à deux semaines.
Pour les sceptiques, l’hypothèse d’une domination des renouvelables électriques sur l’ensemble des usages des combustibles fossiles paraîtra folle. Avec une densité énergétique [1] inégalée, une commodité de stockage sans rivale, le charbon dans certains pays, le gaz dans beaucoup d’autres, le pétrole surtout dominent de la tête et des épaules dans le bâtiment, l’industrie et les transports, concédant à peine quelques pourcents à la bioénergie et à l’électricité et des miettes aux autres énergies comme la chaleur solaire directe ou la géothermie.
Que leur répondre? Paradoxalement, c’est en augmentant l’électrification dans la consommation d’énergie finale afin d’en chasser les combustibles fossiles, et en accroissant la part des renouvelables éolien et solaire dans les résseaux électriques, que l’on pourra plus facilement répondre à la demande. Car ces nouveaux usages de l’électricité dans les bâtiments, l’industrie et les transports ne contribuent guèrent à la demande de pointe, mais rentabilisent un plus grand déploiement des fermes éoliennes et solaires, dans les réseaux électriques. Les véhicules électriques sont pour la plupart munies de batteries, et si les recharges sont intelligemment conduites, elles pourraient aider à maîtriser l’équilibre offre demande sur les réseaux électriques.
La production de chaleur domestique et industrielle, enjeu essentiel qui représente près de la moitié de la demande d’énergie « finale », peut-être totalement électrifiée. Dans l’habitat et le tertiaire, à la condition d’une isolation thermique renforcée, les pompes à chaleur sont redoutables d’efficacité. Dans l’industrie, au-delà des pompes à chaleur une floppée de techniques nouvelles permet d’atteindre tous les niveaux de température, souvent avec d’importantes économies d’énergie, de temps, et des gains de précision. Des dispositifs compacts font aujourd’hui leur apparition, qui peuvent absorber de l’électricité éolienne ou solaire pendant huit heures chaque jour, et délivrer de la chaleur jusqu’à un millier de degrés Celcius en continu : la chaleur est bien moins coûteuse à stocker que l’électricité, en l’occurrence dans des sels fondus, des cailloux, de l’acier ou des briques réfractaires.
La production d’hydrogène « vert », par électrolyse de l’eau, apportera d’autres consommations électriques interruptibles, « effaçables », lors des pointes de demande ou des creux de production renouvelable. Ainsi, mobilité électrique, production de chaleur, de froid et d’hydrogène contribueront à financer une expansion des renouvelables bien au-delà de la seule production électrique d’aujourd’hui. Elles faciliteront l’intégration des renouvelables en réduisant le recours aux moyens thermiques de pointe. Car si la production renouvelable tombe parfois très bas, elle reste proportionnelle à la puissance installée, dont toute augmentation diminue d’autant le volume d’énergie à produire par d’autres moyens. C’est particulièrement le cas de l’éolien maritime, nettement plus régulier dans sa production.
L’hydrogène, nouveau fétiche de la transition énergétique, peut compléter l’électrification là où elle est quasi-impossible. C’est aujourd’hui un gaz industriel qui n’a rien de propre. Sa fabrication (70 millions de tonnes/an « pur », plus 40 Mt/an en mélange) à partir de charbon (en Chine) et de gaz naturel (partout ailleurs), entraîne des émissions de CO2 de 830 Mt/an, autant que l’aviation ou le transport maritime. Il sert principalement au raffinage et à la production de deux produits chimiques essentiels, l’ammoniac et le méthanol. Demain, il peut relayer l’électricité dans les domaines hors de portée des lignes électriques ou des batteries, fournissant kérosène « synthétique » aux avions et ammoniac aux bateaux pour les longs trajets. Il peut aussi décarboner presque totalement la sidérurgie, source d’émissions annuelles de plus de 2 milliards de tonnes de CO2, en transformant le minerai de fer en fer métallique avant qu’il soit fondu et transformé en acier dans des fours électriques – fonctions essentielles du coke de charbon dans les hauts fourneaux. Enfin, on l’a vu, il pourra parachever la décarbonation des réseaux d’électricité en fournissant aux centrales thermiques restantes un combustible sans carbone, stocké sous forte pression en cavités salines souterraines, ou sous forme d’ammoniac dans des cuves en acier.
En revanche, les progrès constants des batteries ne laisseront au mieux à l’hydrogène que quelques emplois dans les transports, notamment du type « prolongateurs d’autonomie », car l’hydrogène est pénalisé par un rendement de transformation de l’électricité en force motrice deux à trois fois inférieur à celui de l’électricité en batteries, et des coûts supérieurs. Son utilisation pour le chauffage ou la chaleur industrielle (basse température en tout cas) souffre encore davantage de la comparaison avec les pompes à chaleur, les techniques électro-magnétiques (micro-ondes, courants de Foucault, arcs électriques, induction, etc.) et la production continue d’air ou de vapeur surchauffée à partir d’énergie variable et de stockages thermiques.
Une autre dimension probable du scenario NZE 2050 est l’introduction explicite des « changements de comportement ». Elle n’est pas entièrement nouvelle pour l’AIE, dans la mesure où celle-ci a toujours assumé une certaine élasticité de la consommation en fonction des coûts. Car si les renouvelables sont désormais compétitives pour produire de l’électricité, et si rouler électrique sera bientôt l’option la plus économique, la compétitivité n’est pas encore là pour ces usages qui nécessitent la fabrication d’un combustible ou d’un intrant chimique (le rendement des combustibles fossiles est alors meilleur).
Il s’agit cette fois d’autre chose, de la prise en compte, nouvelle pour l’AIE, de la contribution d’une certaine sobriété volontaire et citoyenne, presque militante. Sa nécessité est l’un des paradoxes de la transition énergétique. L’abondance à venir des renouvelables pourrait laisser croire qu’il n’est pas la peine de se restreindre en rien ni même de chercher l’efficacité énergétique. Ce n’est certainement pas le cas pour les quelques décennies à venir. Nous sommes engagés dans une véritable course de vitesse pour éliminer les combustibles fossiles, et tout usage inefficace d’énergie, qu’elle soit fossile ou renouvelable, ralentit la transition et conduit inéluctablement à davantage de dérèglements climatiques. Dans cette transition, les renouvelables restent constamment trop rares, et les fossiles trop abondants – leur disponibilité est même augmentée et leurs prix réduits du fait de la montée en puissance des renouvelables.
La sobriété n’est pas la décroissance, en tout cas pas la décroissance généralisée. Dans un unanimisme touchant, adversaires et défenseurs de la croissance établissent un lien d’airain entre la consommation d’énergie et l’activité économique. Aucun « découplage » entre croissance économique et atteintes à l’environnement, et notamment émissions de gaz à effet de serre, ne serait possible, il ne s’agirait que d’une « illusion techniciste ». Si l’on a pu croire observer de tels découplages c’est faute d’avoir vu d’assez haut, il ne s’agit jamais que de délocalisation des activités intensives en énergies vers d’autres contrées. Cela amène parfois certains de ces décroissants à retrouver aussi les partisans du statu quo dans une critique radicale et mal informée des techniques éolienne et solaire [3]. On ne peut qu’être attristé de l’écho croissant des documentaires qui montrent les malnommées « terres rares » là où il n’y en a pas (dans l’écrasante majorité des panneaux solaires, dans la majorité des éoliennes) mais pas là où il y en a (dans les raffineries, dans les pots catalytiques des voitures à essence…), attribuent sans vergogne aux énergies renouvelables les ravages de la pollution charbonnière, qui font d’oublier qu’on ne peut pas sortir tout d’un coup du monde des fossiles et que fatalement éoliennes et modules PV ont une « empreinte carbone », oui – entre 10 et 100 fois inférieure à celle des énergies fossiles.
Prétendre qu’on n’a jamais rien vu qui ressemble à un découplage entre économie et émissions de gaz à effet de serre, voilà qui est passer un peu vite sur le découplage global entre économie et consommation d’énergie observé après les chocs pétroliers, ou sur les cas de la France avec son programme nucléaire, du Royaume-Uni avec le dash for gas. Il reste difficile d’imaginer d’atteindre l’objectif d’émissions nettes négatives – des émissions brutes peut-être dix fois moindre qu’aujourd’hui – par la seule contraction des activités économiques.
A l’inverse, une certaine sobriété semble indispensable pour atteindre nos objectifs climatiques, et prétendre le contraire pourrait en effet relever d’une illusion techniciste. Par exemple, si le trafic aérien devait doubler entre 2018 et 2037 comme le prévoyait l’Association Internationale du Transport Aérien avant la pandémie, il serait excessivement difficile de ramener ses émissions près de zéro ou même de les « compenser », politique officiellement suivie par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale.
TRANSITION DANS LA TRANSITION
La transition vers un monde d’émissions nettes nulles soulève encore nombre de questions importantes. Par exemple, quel peut être le rôle du gaz naturel ? On le présentait il y a peu comme l’énergie de transition par excellence, au motif que les émissions de CO2 associées sont moindres que celles du pétrole et surtout du charbon. On voit aujourd’hui que sa décrue doit commencer dans à peine une poignée d’année. Mais ne peut-il constituer une autre source d’hydrogène bas-carbone? Peut-être, mais certains pensent que cela pourrait freiner l’accélération du déploiement des renouvelables. D’autres encore pensent remplacer le gaz naturel par des gaz « renouvelables », biogaz et gaz synthétique obtenu par « méthanation » associant hydrogène et carbone extrait de flux industriels, biogéniques ou atmosphériques de CO2. Ce point de vue, largement soutenu par les compagnies gazières, rencontre beaucoup d’écho en France, à L’Ademe, au Cired, à l’association négaWatt… J’avoue avoir toujours du mal à saisir l’intérêt du gaz de synthèse qui remet en circulation du CO2 qu’on pourrait séquestrer.
Les questions les plus importantes sans doute ne sont pas d’ordre technique, mais bien politique. Comment accomplir une transition « juste », c’est-à-dire comment gérer les inévitables décroissances d’activité et destructions d’actifs et d’emplois ? Un mineur de fond silésien peut-il facilement devenir installateur de modules photovoltaïques – et pas forcément dans la même région ni le même pays ? Dans un monde de véhicules électriques robustes à quoi serviront les compétences du garagiste d’aujourd’hui ? Quel impact aura la dépréciation des actifs fossiles sur certaines catégories d’actionnaires, par exemple certains fonds de pension ?
L’ABONDANCE AVEC MODERATION
Supposons cependant que nos enfants et nous trouvions les bonnes réponses à ces questions, surmontions les écueils de la transition énergétique et, par le triptyque « génération décarbonée, électrification et efficacité », parvenions à maîtriser tant bien que mal les dérèglements climatiques, peut-être même au point où certains bénéfices du réchauffement pourraient compenser ses aspects négatifs [4]. Est-ce à dire qu’au-delà, dans le monde d’après (2050), nos petits-enfants, disposant d’énergies renouvelables bon marché en abondance, retrouver l’insouciance, faire fi de la sobriété, bref, faire enfin tout ce qui leur passera par la tête, comme « démocratiser le tourisme spatial » et autres incommensurables stupidités ?
Je crains que la réponse ne soit négative. L’impact environnemental des énergies renouvelables ne doit certes pas être surestimé. Il ne s’agit pas davantage de le sous-estimer. Et surtout, plus encore que la production des renouvelables elle-même ce sont ses utilisations qui deviendront critiques dans notre rapport à l’environnement. Nous aurons peut-être résolu (et pour longtemps, s’agissant de renouvelables) le problème énergétique, et nous ne contribuerons peut-être plus au dérèglement climatique par l’énergie. Nous ne serons pas pour autant débarrassés de l’ensemble des problèmes environnementaux – de la pollution généralisée des milieux naturels à l’effroyable extinction de la biodiversité. C’est alors que les habitudes de sobriété s’avèreront peut-être le plus utiles.
En 1930, tout en poussant comme personne les feux de d’une économie en pleine crise, John Maynard Keynes anticipait le moment où le problème économique serait résolu du fait des progrès de la productivité. « Dans cent ans », c’est-à-dire en 2030, l’abondance règnerait, le travail serait devenu la seule rareté : « Ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là ». Mais s’inquiétait-il, « à en juger par le comportement et les exploits des classes riches aujourd’hui dans n’importe quelle région du monde, la perspective de ce qui nous attend est très déprimante », déplorant leur « absence de liens, obligations et solidarité avec leur prochain ». Nos préoccupations environnementales d’aujourd’hui, absentes des réflexions de Keynes, ne sont-elles pas pourtant pour une bonne part le fruit de ce qu’il reprochait auxdites classes riches, leur « absence de lien, obligations et solidarité avec leur prochain » ?
Laissons-lui pourtant un dernier mot – plus optimiste : « Avec un peu plus d’expérience (celle de la transition vers NZE ?), nous emploierons tout autrement que les riches d’aujourd’hui cette munificence de la nature qui vient d’être découverte, et nous nous tracerons un plan de vie tout différent du leur. »
[Texte de mon article dans le numéro 90 de L’Economie Politique: Technologie et écologie: alliées ou ennemies? reproduit ici (sauf l’encadré sur le nucléaire) avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Je remercie Céline Mouzon, qui a coordonné cet excellent numéro, pour ses commentaires et suggestions.]
NOTES
[1] La densité énergétique au sens strict est l’énergie par unité de volume (en mégajoule par litre, MJ/l), mais le vocable est souvent employé pour désigner également l’énergie spécifique, ou densité énergétique « gravimétrique », l’énergie par unité de poids (en MJ/kg).
[2] Outre le volume d’électricité à produire par des moyens « pilotables » ou du stockage, les capacités renouvelables variables réduisent également, quoique dans de plus faibles proportions, les capacités pilotables nécessaires. C’est ce que mesure leur « crédit de capacité », calculé sur la base de données horaires de production et de demande d’électricité, comme la puissance « pilotable » dont l’installation d’une capacité éolienne ou solaire supplémentaire permet de faire l’économie sans dégrader le critère de sécurité défini comme une coupure ne dépassant pas 3 heures par an du fait d’un déséquilibre offre – demande.
[3] Voir par exemple European Environmental Bureau, 2019, Decoupling debunked, et mon analyse critique.
[4] Ceci n’est pas un argument « en faveur » du changement climatique, bien au contraire, c’est accentuer la disproportion entre sa part désormais inévitable et sa part encore évitable.