Déconfits-nés: la ville du quart d’heure et le climat

Comment penser les transports urbains – métro, bus, vélo, voitures… – et au-delà le travail, le logement, les loisirs, bref, l’urbanisme dans le contexte du déconfinement, et sans perdre de vue, bien au contraire, nos objectifs climatiques? Je prête ici mes modestes colonnes à mon ami Denis Bonnelle, économiste et physicien, esprit curieux et inventif passionné d’énergies renouvelables en tous genres. Il a bien voulu rassembler  une suite de mails que j’ai trouvé très intéressants en en un article unique… que j’aurais aimé avoir écrit car j’y souscris sans réserves!

« Dans une semaine, les transports en commun reprendront avec des contraintes strictes de distance interpersonnelle de 1 m, c’est-à-dire, dans les plus grandes villes, en transportant de l’ordre de 20 % du nombre de voyageurs habituels en heure de pointe (sans compter que l’offre de trafic ne sera que de 70 % à la RATP). À première vue, ça ressemble à une mauvaise nouvelle pour le climat : toujours cette difficulté à convaincre que 2050, c’est une véritable urgence et qu’on ne doit pas perdre une minute – ou, en tout cas, pas une occasion de faire bouger les lignes.

« Mais, de manière paradoxale, c’est peut-être envisageable. De toute manière, laisser entrer dans le centre de villes comme Paris beaucoup plus de voitures que d’habitude est physiquement impossible, pour des raisons de stationnement et d’embouteillages. Donc, quand les transports en commun ne fonctionnent pas ou peu, il n’y a que des conséquences sans grande augmentation du nombre de voitures : soit, malgré un peu de covoiturage, l’économie est quasi-bloquée (d’où les grèves victorieuses de 1995), soit il y a beaucoup de solutions alternatives (covoiturage, trottinettes électriques, vélos et surtout télétravail) et les grèves ne sont pas victorieuses (réforme du code du travail puis des retraites, car les cibles de ces grèves – usagers, gouvernement – avaient un peu plus de réserves de patience que les grévistes). Pour le Covid qui a suivi peu de temps après, les mêmes solutions sont à nouveau disponibles, et l’idée de pistes cyclables provisoires vient de s’ajouter à cette palette, mais s’installer dans la durée sera plus éprouvant en termes de patience. Donc des conséquences plus structurelles sont à envisager. Lesquelles ?

« Des entreprises peuvent être mises en concurrence par leurs clients, par leurs salariés, voire par les fonds de pension qui en détiennent les actions, sur la pertinence de leur modèle de travail. Occuper en permanence un certain nombre de m², à La Défense ou dans un quartier d’affaires intramuros, avait du sens quand ce quartier était facilement accessible et que pour faire un travail de bonne qualité il fallait tout le temps rencontrer des gens : des collègues en interne, des clients, des fournisseurs. Dans une situation où le télétravail a fait la preuve de son efficacité, et où, les transports publics restant plus ou moins affectés, des salariés venant tous les jours à leur travail en présentiel perdraient beaucoup de temps, de patience et de tonus dans les transports quels qu’ils soient, un modèle alternatif sera sans doute jugé plus performant.

« Par exemple, dans la logique économique de l’open space mais, à l’inverse, dans une logique pratique de reconstitution de bureaux fermés, les m² pourraient devenir mieux rentabilisés en étant prioritairement réservés à des fonctions de RdV pour les quelques cas où se rencontrer physiquement resterait nécessaire (par exemple pour favoriser l’intégration de nouveaux employés ou pour les contacts les plus importants entre clients et fournisseurs) tandis que le reste du travail serait surtout fait à distance, de manière individuelle ou par réunions en visioconférence.

« Et, dans un second temps, la crise actuelle pourrait même devenir favorable au climat, à quelques conditions.

« D’abord, nous intéresser aux leçons que les épidémiologistes tireront, à froid, de cette crise. Dans les premiers temps, ils étaient étonnés qu’elle ne touche pas autant les grandes villes que ce à quoi ils s’attendaient. En particulier, si la question de la distance interpersonnelle était si essentielle, alors le métro aurait dû être immédiatement une bombe virologique. À titre personnel, fin février, alors que beaucoup considéraient encore que ce n’était qu’une grippette, j’avais très peur parce que je risquais de devoir prendre le métro le 10 mars.

« Puis je me suis dit « il y a sûrement une raison au fait que ça n’a pas été le lieu de toutes les contagions, et cette raison, c’est sans doute le fait que dans un métro, les gens bougent très peu, ne parlent pas et respirent par le nez, lentement et peu profondément ». Ceci a d’ailleurs été confirmé par le fait que, pour l’autorisation de faire du sport, on impose maintenant une distance de 10 mètres entre deux sportifs. Donc, activité respiratoire très intense (courir à fond, hurler) : 10 mètres ; activité normale (parler, manipuler des objets, manger, marcher normalement) : 1 m ; être dans le métro : il serait logique de ramener la distance à 50 cm.

« Tout ça m’a rassuré et aujourd’hui, je prendrais le métro en toute confiance même avec une distance interpersonnelle moyenne de moins d’un mètre, à la fois pour ces raisons et parce que, grâce au confinement, le nombre de personnes contagieuses est beaucoup plus faible que ce qu’il était dans la 1ère quinzaine de mars. A fortiori, avec des masques, et avec une bonne désinfection des mains et/ou des endroits que l’on touche avec, aucun problème !

« Bref, ce serait bien si les épidémiologistes confirmaient ça et en fassent la pédagogie (il faudra bien sûr qu’ils expliquent le fait qu’il y a quand même de nombreuses grandes villes qui ont été touchées, d’ailleurs surtout leurs quartiers pauvres : les travailleurs immigrés mal-logés pour la seconde vague de Singapour, le Bronx à New-York, la Seine-Saint-Denis …). Ce regard plus rationnel, s’il est relayé dans la société et donc au gouvernement, permettra de desserrer progressivement la contrainte de la distance interpersonnelle. Sinon, il faudra attendre que l’épidémie soit vraiment derrière nous, avec le maintien d’un taux de reproduction inférieur à 1, l’amélioration des traitements, et enfin sans doute un vaccin. En tout cas, à plus ou moins long terme, nous devrions heureusement revenir à des transports en commun jouant pleinement leur rôle au service à la fois de l’économie et du climat, et même plus attractifs si la pérennisation du télétravail et des horaires plus décalés les rendait moins bondés qu’avant aux heures de pointe.

« Deuxième condition pour que le climat s’en sorte plutôt bien : que le partage de voirie provisoire qui pourrait se mettre en place au profit du vélo se pérennise. Au départ, ce partage de voirie sera utile pour bloquer en amont les voitures qui, au cause de la faible capacité des transports publics, voudraient venir en centre-ville en trop grand nombre par rapport à la capacité de stationnement. Ensuite, dans un contexte de reprise des transports en commun avec une capacité proche de la normale, le même partage de voirie pourrait être maintenu en s’appuyant sur le fait que, quand on a respiré un air moins pollué, on y prend goût, et avec en arrière-fond l’idée que pour le climat c’est pareil.

« Pourquoi le vélo peut-il jouer un rôle important ? Malgré l’arrivée du vélo électrique, la priorité n’est probablement pas qu’une majorité de gens fassent 30 km en vélo chaque jour dans chaque sens. Mais cette réserve se combine sans doute assez bien avec une question qui est à résoudre concrètement pour le déconfinement : faut-il, dans les trains, RER et métros qui partent de la banlieue, limiter le nombre d’usagers autorisés à monter dans les premières stations pour laisser un peu de place pour ceux qui voudront monter plus loin ? Ce sera sûrement difficile, et en plus, dans une logique de promotion du vélo, c’est peut-être inutile. Car les usagers qui n’habitent pas très loin des centres-villes, ce sont eux les mieux placés pour passer au vélo – et ceux qui y seront définitivement rétifs, qu’ils prennent le bus, la voiture, ou encore le RER à une autre heure que celle de pointe.

« Les mobilisations à mener pour réussir une telle sortie par le haut seront ainsi les suivantes :

– d’abord tirer les leçons du télétravail qui est apparu assez favorable aux employeurs et qui mérite que ces derniers prennent leurs responsabilités en finançant correctement le matériel, une part du coût des abonnements télécom, etc.

– ensuite obtenir la pérennisation des pistes cyclables provisoires, soit en obtenant leur renouvellement chaque été, soit en les rendant définitives. Car le fait de ne faire du vélo que quand il faut beau ne doit pas être reproché aux cyclistes, qui dans une semaine vont peut-être enlever une belle épine du pied des responsables des politiques publiques, tout en contribuant à sauver le climat. Ce sera donc à la société dans son ensemble d’accepter d’autres solutions en hiver, en revenant le moins possible à la voiture : en faisant preuve de rationalité et en acceptant progressivement moins de distanciation physique dans les transports en commun, en trouvant de bons compromis entre partenaires sociaux sur le télétravail, etc.

– enfin, remettre en cause les inégalités de pertes de temps dues aux répartitions des logements et des emplois dans l’espace. La crise sanitaire a montré que les « nouveaux premiers de cordée » (les soignants, les caissières, les éboueurs, les policiers, les livreurs, les enseignants, les routiers, les agriculteurs et leurs salariés, les ouvriers…) ont autant de mérite que les anciens premiers de cordée (les start-uppers, les exportateurs). D’où le concept de « ville du quart d’heure » : que chacun ait, à moins d’un quart d’heure de chez lui (par son moyen de transport préféré, donc y compris à pied là où la forte densité en fait le mode de déplacement de référence), les services de base (commerces, enseignement, santé, culture, …) qui lui permettent de vivre normalement sans avoir une empreinte carbone excessive. Mais il faut surtout ajouter que, le plus possible, l’emploi devrait lui aussi se trouver à moins d’un quart d’heure du domicile. Et là, il s’agit d’une révolution bien plus fondamentale, mais dont la reconstruction d’un monde nouveau post-épidémie peut donner l’occasion.

« Comment décliner concrètement cette révolution des lieux de travail ?

« Une hypothèse consiste à considérer que les quartiers d’affaires serviront encore à quelque chose, chose qui ne serait plus la totalité du travail des salariés de leurs entreprises, mais uniquement leurs réunions en présentiel en interne et avec partenaires externes. En fait, se déplacer pour son travail, ça voudra dire à peu près la même chose qu’aujourd’hui, se déplacer à partir de son bureau pour un RdV extérieur. Ces quartiers d’affaires pourraient même accueillir ainsi plus de réunions en présentiel qu’aujourd’hui, renforçant leur « unité de lieu et d’action » et facilitant donc la vie de ceux qui seront appelés à y participer.

« De ce fait, certains immeubles anciennement résidentiels et qui avaient été convertis en immeubles de bureaux pourraient être rendus à la fonction d’habitation, d’où une détente du marché du logement dans son ensemble (je précise que je ne suis nullement demandeur de logement de ce type et que je n’ai donc aucun intérêt personnel à ce scénario). Il en serait d’ailleurs de même si le tourisme international de week-end, activité superflue par essence, se réduisait notablement et que le modèle AirBnB s’effondrait. Cela pourrait contribuer à satisfaire la dette que nous avons à l’égard de certains des nouveaux premiers de cordée, ceux pour qui la distance entre le domicile et le travail est la plus grande.

« Inversement, des bureaux pourraient être ouverts un peu partout dans l’agglomération, car généraliser le télétravail ne veut pas forcément dire obliger chaque salarié à mettre à disposition gratuite de son employeur une partie de son logement personnel. Donc des « hôtels de télétravail des salariés de tel ou tel quartier » pourraient être créés, à moindre coût au m² dès lors qu’on s’éloigne des quartiers d’affaires, dans cette idée de la ville du quart d’heure.

« Tout ceci est peut-être un peu utopique, mais c’est au moins un exemple du genre de solutions qu’il faut essayer d’imaginer – libre à d’autres de proposer mieux, mais en respectant les mêmes exigences méthodologiques : s’inscrire dans les contraintes et les potentialités qu’ouvre la situation actuelle ; agir avec force et audace car le modèle qui était encore en vigueur il y a trois mois allait dans le mur pour ce qui est du climat et qu’il ne faut donc pas le remettre en selle même si ce serait plus facile à court terme ; et faire preuve de réalisme par rapport à la psychologie humaine, qui a toujours du mal à mettre à égalité une urgence sanitaire de court terme et l’urgence climatique.

« Car celle-ci commande que, de maintenant jusqu’en 2050, à chaque (rare) occasion de faire bouger ce qui, dans la société, est affecté par une profonde inertie (l’urbanisme, l’organisation sociale, les choix économiques stratégiques, …) ce soit toujours dans le sens d’une forte diminution des émissions de gaz à effet de serre, et donc, d’abord, jamais en sens inverse. »

3 réflexions sur « Déconfits-nés: la ville du quart d’heure et le climat »

  1. Florine

    Bonjour Cédric,
    Je m’appelle Florine. J’ai découvert ton blog en cherchant des infos sur le déconfinement et j’en suis ravie. Ton article sur les transports est très intéressant, je l’ai lu avec grand intérêt

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  2. Andre Teissier du Cros

    Bonjour, Cédric.
    J’ai découvert votre site grâce à l’équipe de CAP21-LRC (Corinne Lepage) qui suit les questions d’énergie. Je suis fondateur-Président honoraire du Comité Bastille qui s’occupe de réformes fiscales adaptant nos activités à la conversion énergétique et biocompatible. Voir http://www.comitebastille.org et https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Teissier_du_Cros
    J’ai une question qui serait peut-être l’occasion de commencer à échanger entre nous :
    Les chiffres et observations ci-après sont-ils exacts ?
    La production et consommation mondiale d’énergie de toutes natures est d’environ 58 000 Térawattheures par an aujourd’hui.
    Le taux d’augmentation en est 2 % par an. A la louche, donc, 1 100 Térawattheures de plus chaque année. (Térawatt TW égale 1000 GW égale 1 million de MW.)
    Cette production consommation mondiale serait triple de ce qu’elle était en 1970 (il y a 50 ans).
    Croissance de la population mondiale : 1,1 % par an. Cela se stabilisera vers 2050. (ONU).
    Donc pour le moment croissance de la consommation d’énergie par tête 1,7 % par an.
    Ce qui veut dire que, bien que nous ne sachions pas comment nous résoudrons le problème global de l’énergie, notre mode de vie impose que la consommation par tête continue à augmenter. Les raisons en sont différentes suivant les régions du monde, mais de toute façon cette augmentation est fatale.
    Correct ou incorrect ? Merci d’avance.

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    1. Cédric Philibert Auteur de l’article

      Fatale? Non: le futur n’est pas forcément une prolongation du passé. L’inertie la plus forte est celle de la croissance démographique, et cependant le niveau de population qui sera atteint en 2100 reste fortement incertain, les évolutions (nombre d’enfant par femme) de court terme pouvant donner des résultats assez contrastés en 80 ans… D’ici 2050, sauf catastrophe, le niveau de population est connue, mais le niveau de consommation par tête l’est moins. Des évolutions pas nécessairement prévisibles, comme l’invention de la lampe à l’état solide (LED) peuvent donner des résultats spectaculaires.

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