Découpler les émissions de CO2 et l’économie, c’est possible et souhaitable

Avec l’aimable autorisation du Monde, je reproduis ici le texte de la Tribune que le quotidien du soir a publié aujourd’hui dans son édition datée du 5 novembre 2021

D’un fétichisme de la croissance assurément critiquable, quoiqu’encore très prégnant parmi le personnel politique, serions-nous en train de basculer sans transition vers un fétichisme de la décroissance ? C’est affaire de transition, justement, énergétique et environnementale, mais l’idée se répand qu’elle ne serait possible qu’à raison de la décroissance du volume de l’économie. Autrement dit, on ne saurait « découpler » l’activité économique des atteintes à l’environnement, et d’abord des émissions de gaz à effet de serre. Or, au moins en ce qui concerne ce dernier paramètre, clé de notre maîtrise – ou non – des dérèglements climatiques, ce pessimisme radical et démobilisateur est erroné. Non, ce fameux « découplage » n’est pas une chimère.

Pourtant, des chercheurs affirment qu’ils n’en ont pas trouvé trace dans les statistiques. Plus précisément, on n’a constaté qu’un découplage « relatif » – les émissions croissent moins vite que l’économie. C’est loin d’être assez. La maîtrise des dérèglements climatiques exige que les émissions mondiales décroissent (et vite !), ce qui constituerait un découplage « absolu ». Rien de tel n’a eu lieu jusqu’ici. Mais en quoi cela prouve-t-il que le découplage n’aura pas lieu, ne peut pas avoir lieu ? L’argument, répété à l’envi, est d’une insigne faiblesse. Regardons les choses de plus près.

Des découplages absolus ont bien été observés – localement. Les émissions de CO2 du Royaume-Uni ont diminué de 46% depuis 1971, celles de la France de 41% de 1973 à 2014, celles de l’Allemagne de 26% depuis 1990 (pendant que les PIB de ces pays croissaient de 179%, 126% et 52%). Principaux facteurs de ces découplages : le remplacement de charbon et de pétrole dans la production d’électricité par le gaz au R.-U., le nucléaire en France et les renouvelables en Allemagne. Car contrairement au mensonge que trop de paresseux recopient, les renouvelables font plus que compenser le recul du nucléaire en Allemagne, elles y font reculer le charbon.

Corinne Le Quéré, présidente du Haut conseil pour le Climat, et divers co-auteurs ont examiné le cas de 18 pays – les Etats-Unis et des pays européens – ayant diminué de 2005 à 2015 de 2,4% par an en moyenne leurs émissions de CO2. Cet examen détaillé montre que les relocalisations de production industrielles, notamment en Chine, n’ont joué qu’un rôle mineur dans la baisse des émissions. Celle-ci résulte d’abord de la baisse de la part des fossiles dans la consommation d’énergie, et de la baisse de cette consommation. L’augmentation de l’utilisation du gaz au détriment du charbon a joué un rôle d’appoint, notamment aux Etats-Unis. Renouvelables et économies d’énergie font donc déjà leurs preuves. Mais l’essentiel reste à venir.

A l’image de celui que l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) a publié en mai dernier, tous les scénarios qui conduisent à des émissions nettes nulles de gaz à effet de serre en 2050, compatibles avec l’Accord de Paris sur le climat (2015), reposent d’abord sur un formidable déploiement des énergies éolienne et solaire dans la production électrique. Les fortes baisses de coût de ces énergies en dix ans (-85% pour le solaire photovoltaïque, -50% pour l’éolien) le rendent aujourd’hui possible. Les pompes à chaleur dans les bâtiments, l’électrification de l’industrie et des transports permettront aux renouvelables de remplacer les énergies fossiles consommés directement. La part de l’électricité dans l’énergie finale bondira ainsi de 20% aujourd’hui à 50% ou davantage en 2050.

Dans le scénario de l’AIE, le nucléaire maintiendra sans l’augmenter sa part de 10% dans la production mondiale d’électricité, prouvant sa nécessité à certains, son caractère superflu à d’autres. La capture et le stockage du CO2 apporteront également une contribution, soit dans des installations industrielles, soit pour produire de l’hydrogène bas-carbone avec du gaz naturel et compléter la production d’hydrogène électrolytique pour la chimie, la sidérurgie, les transports aériens et maritimes. Une part importante de l’énergie non électrique, peut-être surestimée, sera fournie par les formes modernes de bioénergie, dont les formes traditionnelles, inefficaces et polluantes, utilisées par les plus pauvres, régresseront fortement.

Naturellement, les économies d’énergies, comme l’isolation thermique des bâtiments, jouent aussi un très grand rôle dans ces scénarios « climato-compatibles ». Mais il est difficile de les distinguer précisément des effets de l’électrification. Vecteur de la décarbonisation, celle-ci est en elle-même porteuse d’importants progrès d’efficacité, éliminant de larges pertes dans les moteurs et centrales thermiques, et démultipliant l’énergie du chauffage en allant chercher à l’extérieur les précieuses calories.

Au total, la consommation mondiale d’énergie diminue un peu puis stagne jusqu’en 2050 dans le scénario de l’AIE, tandis que les émissions de CO2 s’effondrent. Le tout, malgré une augmentation de la population mondiale de près de 2 milliards de personnes, et une économie mondiale accrue de 45% en 2030, et en 2050 deux fois plus importante qu’aujourd’hui. Pas de décroissance donc, cependant l’AIE fait leur part à des changements volontaires de comportement (par exemple, plus de vélo, moins d’auto), et note que les changements techniques nécessaires reposent en grande partie sur une implication active des consommateurs (par exemple, voiture électrique plutôt que thermique), et pas seulement des entreprises. De nombreuses politiques publiques, à tous les niveaux, restent indispensables pour impulser ces changements. La technique et « les marchés » à eux seuls ne sauraient suffire à enrayer les dérèglements climatiques – et pourtant on peut, et donc on doit, découpler l’activité économique et les émissions de gaz à effet de serre. La critique du PIB n’est plus à faire, et l’argent ne fait pas le bonheur – mais la misère non plus.

4 réflexions sur « Découpler les émissions de CO2 et l’économie, c’est possible et souhaitable »

  1. Andréas

    Bonjour,

    1. Le changement climatique étant un problème mondial, la seule échelle qui compte est donc l’échelle mondiale. Dire que la France a baissé ses émissions de CO2 (équivalent ou uniquement CO2 ?) « de 41% de 1973 à 2014 » (source ?) n’importe que très peu si dans le même temps nos émissions « consommées » ont stagné. C’est dommage puisque la vérité est bien dans ce second cas : empreinte carbone de 650 Mt CO2eq en 1995 et de 605 en 2019 [1], soit une baisse de 7%. On pourrait alors se dire que si nos émissions ont plus ou moins stagné, c’est à cause des pays qui produisent nos biens/services avec des énergies très polluantes. Malheureusement, la moitié (46%) de l’augmentation de nos émissions importées est due à la hausse de notre consommation [2].

    2. Concernant les scénarios de l’AIE, ou de n’importe quelle autre institution, les effets rebonds ne sont jamais pris en compte alors que « plus de la moitié des économies d’énergie résultant d’une amélioration de l’efficacité énergétique semble ne jamais se concrétiser dans la réalité » [3]. La prise en compte des effets rebonds pour se rapprocher du monde réel ferait redoubler un certain nombre d’efforts et donc pourrait compromettre une partie de la croissance du PIB.

    3. L’allusion (si j’ai bien compris ce que vous vouliez dire) entre « la misère […] ne fait pas le bonheur » et la décroissance n’est clairement pas approprié. Je ne suis ni un défenseur extrême de la décroissance ni un expert de ce concept, mais il me semble que la décroissance est à différencier de la récession, et encore plus de la misère. La question n’est pas tant de faire décroître le PIB mais plutôt d’arrêter de le faire croître et surtout arrêter de le garder comme indicateur unique. Quelle utilité de le faire croître si nous avons déjà tout ce qu’il nous faut pour vivre décemment ? Le PIB faut du sens pour une société en construction mais après cette étape il faudrait plutôt prendre en compte la capital acquis et son maintien. De plus, le piège aujourd’hui est que nos sociétés sont entièrement dépendantes à la croissance du PIB au dépend du reste… c’est surtout de ça dont il faut sortir!

    Pour comprendre la décroissance : https://www.revuesilence.net/numeros/503-Sortir-de-l-industrie-de-la-fleur/la-decroissance-pour-les-nuls?fbclid=IwAR1K9xmEmByWrqFHBgebqKztYBHLss9Y1B-RoqP0owK_jaJ4aFn-m3hpzdI

    Et un article très complet sur le découplage : https://www.carbone4.com/publication-decouplage

    Au plaisir !

    [1] Figure p.44 : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-du-climat-2022/pdf/chiffres-cles-du-climat-2022-integral.pdf
    [2] Figure 5 p.20 : https://www.hautconseilclimat.fr/wp-content/uploads/2020/10/hcc_rapport_maitriser-lempreinte-carbone-de-la-france-1.pdf
    [3] https://theconversation.com/la-demande-energetique-mondiale-est-sous-estimee-et-cest-un-vrai-probleme-pour-le-climat-158042

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    1. Cédric Philibert Auteur de l’article

      Merci pour vos commentaires. On ne peut pas comparer un intervalle de 41 ans avec un intervalle de 24 ans, d’autant que c’est dans les années de montée en puissance du parc nucléaire français, entre 1979 et 2002, que les réductions d’émissions ont été les plus importantes – et elles ont vraiment réduit l’empreinte carbone en réduisant non seulement les émissions sur le sol national mais également les émissions en amont liées à l’exploitation des hydrocarbures. Par ailleurs si la question n’est pas de faire décroître le pib pourquoi employer le terme de décroissance, et ensuite se plaindre d’un prétendu malentendu?

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      1. Andréas

        En effet, je n’avais pas fait attention pour le décalage 1973-1995 qui correspond au développement du nucléaire en France. Malheureusement, il n’existe pas de données pour l’empreinte carbone en France avant 1995, mais par contre, même avec le développement du nucléaire, la consommation des 3 énergies fossiles en France est simplement passée de 1988 TWh à 1585 TWh pendant cette période (https://ourworldindata.org/grapher/energy-consumption-by-source-and-region?stackMode=absolute&country=~FRA). Sachant que nos importations de biens/produits ont dû augmenter dans le même temps, je ne suis pas sûr que l’empreinte carbone ait finalement baissé significativement entre 1973 et 1995…

        Pour le choix du terme « décroissance », une fois de plus je ne suis pas un expert de ce concept, mais de ce que je comprends il a surtout été choisi car ces défenseurs/créateurs font/faisaient le constat suivant : nos sociétés sont basées sur la croissance économique et cette recherche de croissance guide nos sociétés. Selon eux, cette croissance est historiquement néfaste (inégalités et impacts enviro). Le concept est donc de sortir d’une société dominée par la croissance économique et de la croyance que cette croissance est bonne et nécessaire. Décroissance est donc en opposition à « société basée sur la croissance », ie. se baser sur d’autres indicateurs et mécanismes pour satisfaire nos besoins : diminution de l’utilisation des ressources, meilleures répartitions de celles-ci, démocratisation… Mais les décroissants ne cherchent pas forcément à décroitre à tout prix, ça n’aurait pas plus de sens que de croître à tout prix selon eux. Le choix du mot est souvent critiqué mais certains défenseurs disent qu’au moins il ne pourra jamais être repris par ceux qui prônent la croissance verte (néfaste selon les décroissants), comme cela a été le cas avec le développement durable par exemple.

        Finalement, certainement que certains décroissants sont pour une décroissance économique, mais de ce que je comprends ce n’est pas forcément le concept initial ni le concept principal. Il faut sûrement distinguer ce que les penseurs/universitaires de la décroissance disent et ce qui est repris par le grand public

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        1. Cédric Philibert Auteur de l’article

          Je note que les décroissants ne cherchent pas forcément à décroître à tout prix car ça n’aurait pas plus de sens que de croître à tout prix. Dès lors, l’usage du mot décroissance est pour moi une erreur de communication.

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