Les gaz et pétroles de schistes constituent-ils plutôt une chance, ou une menace pour le climat ? C’est troublant, parce que pour de bons auteurs c’est a priori une très mauvaise nouvelle, tandis que pour d’autres, les gaz de schistes – plutôt que les pétroles – représentent plutôt une chance pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
La preuve ? Les émissions américaines (Etats-Unis) de CO2 diminuent aujourd’hui, à mesure que l’usage du gaz de schiste dans la production d’électricité se généralise, au détriment de l’utilisation de charbon. Car 1 kWh généré dans une centrale à charbon émet deux fois plus de dioxyde de carbone que 1 kWh généré dans une centrale à gaz – en moyenne. Donc, avoir plus de gaz, également plus propre du point de vue de l’environnement local, et du gaz de schistes sur de nombreux marchés moins cher que le gaz naturel, est une grande chance pour le climat car il permet de substituer du charbon, bien plus polluant, voire du pétrole (mais c’est plus marginal, et ne s’applique pas au pétrole de schiste, bien sûr). Après les Etats-Unis, ce sera peut-être la Chine qui pourra réduire ses émissions grâce au gaz de schiste, estime Alan Riley dans cette opinion publiée par le New York Times.
A cela, ceux qui voient dans les gaz de schistes surtout une menace opposent deux types d’argument.
1) Il faut compter avec tous les gaz à effet de serre, du puits à la tombe, et pas seulement avec le CO2 émis lors de la combustion. Or le gaz fuit, c’est du méthane, et le méthane (CH4) est lui-même un gaz à effet de serre dont le potentiel de réchauffement global est bien plus important que celui du CO2.
2) Plus fondamentalement, gaz et pétroles de schistes viennent ajouter aux réserves de combustibles fossiles, et on ne pourra s’empêcher de les brûler jusqu’à la dernière goutte, et donc pour le climat c’est une très mauvaise nouvelle.
Voyons donc ces deux arguments. Incontestablement, il faut tenir compte de tous les gaz, et de toutes les émissions liées. Diverses études ont montré que l’exploitation des gaz de schiste pouvaient conduire à des émissions fugitives de méthane supérieures à celles qu’on peut observer dans l’exploitation du gaz naturel conventionnel – entre 30% et 100% supérieures nous disent Robert W. Howarth, Renee Santoro et Anthony Ingraffea dans cette lettre à Climatic Change. Conclusion : selon eux, l’impact climatique des gaz de schiste est au moins égal à celui du charbon.
Mais ce point de vue est discuté. D’abord, pour comparer l’impact climatique de gaz différent, on se réfère d’habitude aux potentiels de réchauffement global publiés par le Giec. Ce potentiel varie selon l’horizon temporel ; en général on regarde surtout le potentiel à 100 ans, parce que c’est surtout à long terme que les changements climatiques sont redoutables. A ce compte, le méthane est 25 fois plus « réchauffant » que le dioxyde de carbone. Nos auteurs se réfèrent à d’autres sources – peut-être excellentes – pour choisir des potentiels plus défavorables au méthane, et privilégient l’horizon de 20 ans – soit un facteur de réchauffement supérieur à 100 du CH4 vis-à-vis du CO2. Par ailleurs, ils comparent l’impact climatique de l’énergie primaire des combustibles – leur énergie thermique. Or les centrales à gaz, pour la plupart des centrales à gaz à cycle combiné, ont de bien meilleurs rendements pour convertir la chaleur en électricité (les plus récentes atteignent 60%) que les centrales à charbon (45% pour les meilleures). Cette différence à elle seule augmente de 34% les émissions du kWh charbon par rapport au kWh gaz.
Enfin et peut-être surtout, il faut aussi regarder toutes les émissions… du pétrole et du charbon, et en particulier leurs émissions de ce même méthane ! On ventile les mines de charbon pour éviter les coups de grisou – c’est du méthane. Le gaz naturel et le pétrole sont très souvent associés dans les puits, et ce n’est que depuis peu qu’on s’efforce d’éviter de rejeter le méthane à l’atmosphère sans au moins le brûler, à défaut de le récupérer faute d’une valeur suffisante.
Bref, prenant en compte tous ces facteurs, une étude vient d’être publiée sous l’égide de la commission européenne. Selon cette étude, les émissions associées à la production d’électricité à partir de de gaz de schiste seraient supérieures à celles associées à la combustion du gaz conventionnel de 4 à 8%, ce chiffre pouvant être réduit par l’application de meilleures techniques, mais resteraient inférieures de moitié à celle du charbon.
Reconnaissons-le : cette question n’est pas encore définitivement tranchée, ni dans un sens ni dans l’autre.
Venons-en au deuxième argument : même si les émissions du gaz sont moindres que celles du charbon, cela ne fait que s’ajouter. A la fin des fins on brûlera tout, et ce sera seulement pire pour le climat.
Que répondre ? Si on ne pouvait compter que sur l’épuisement des ressources fossiles pour sauver le climat, le combat serait, en effet, perdu d’avance. Gaz, pétroles et charbons conventionnels suffisent pour multiplier les teneurs pré-industrielles en CO2 par quatre, voire six. Deux doublements, presque trois, chacun associés à une augmentation de température entre 1,5 et 4,5°C (je devrais dire 1,5 et 4,5 K, que les profs de physique me pardonnent…). Il faut bien sûr infléchir les trajectoires bien avant d’arriver au bout des ressources. Dans les scénarios de l’AIE compatibles avec la limitation du réchauffement global à 2 degrés, l’utilisation du gaz régresse à partir de 2025… mais jusque-là elle augmente alors que celle de charbon recule dès maintenant. Bref, dans ce contexte… une abondance de gaz pas trop cher peut représenter un vrai atout pour le climat, à condition que son usage n’entrave pas le développement des économies d’énergie et des renouvelables qui doivent monter en force maintenant pour donner leur pleine capacité quand le gaz lui-même devra reculer.
Mais comment faire pour qu’une abondance de gaz bon marché ne décourage pas les efforts en faveur des renouvelables et des économies d’énergie ? Eh bien, mais on l’a déjà dit dans un blog précédent, quand on parlait de continuer à préparer quand même l’après-fossile : en mettant un coin fiscal entre le coût d’exploitation et le prix de vente, donc en donnant au prix un carbone. Là encore, c’est la condition principale pour faire des gaz de schistes une chance plutôt qu’une menace pour le climat.