L’intérêt économique des gaz et pétroles de schistes est évident. La France n’a pratiquement pas de pétrole et presque plus de gaz. Elle utilise massivement du pétrole dans les transports, du gaz dans l’industrie et le bâtiment, assez peu dans la production d’électricité. Ses factures pétrolières et gazières sont lourdes, près de 70 milliards de dollars par an, un volume à peu près équivalent au déficit commercial. Sans sombrer dans l’hystérie du déficit commercial, sans davantage rêver d’une impossible indépendance, toute production locale à un prix qui serait inférieur au prix de marché du gaz ou du pétrole constituerait un atout économique non négligeable. Exactement comme toute autre action susceptible de réduire le coût de ces importations – économies d’énergie ou production d’énergies renouvelables. Exactement – ou peut-être même davantage, en tout cas à court terme, si cela coûte moins cher par unité d’énergie fossile dont on éviterait l’importation.
Comme pour les énergies renouvelables et les économies d’énergie, l’intérêt économique est à double détente : direct, pour ceux qui exploitent, et indirect, pour tous les consommateurs, dans la mesure où une augmentation de l’offre réduit les prix, c’est-à-dire la rente prélevée par l’ensemble des producteurs sur l’ensemble des consommateurs. C’est surtout vrai pour le pétrole, qui est un marché mondial, et moins pour le gaz, dont les marchés sont surtout régionaux. L’exemple américain suggère bien pourtant qu’une production de gaz de schiste en Europe mettrait les consommateurs européens dans une position plus forte pour négocier avec ses fournisseurs sur le prix du gaz en mettant fin (ou en tout cas en diminuant) son indexation sur les prix du pétrole. Pas forcément réduire le niveau actuel de dépendance (environ 60% du gaz européen est importé), mais en tout cas éviter qu’elle ne s’accroisse, alors que les ressources gazières conventionnelles de la mer du Nord s’épuisent. C’est au moins ce que montre cette étude récente de la Commission européenne, Unconventional Gas : Potential Energy Market Impacts in the European Union.
Oui mais, nous dit-on, cet avantage économique ne serait pas vraiment important. Sûrement moins important qu’aux Etats-Unis, où l’on évalue entre 400 000 et 650 000 le nombre d’emplois créés grâce aux gaz et pétroles de schistes. Pourtant, l’argument surprend, et plus encore quand il est formulé par ceux qui nous annoncent que le pic pétrolier est imminent quand il n’est pas déjà derrière nous, et surtout qu’il aura des conséquences économiques absolument dévastatrices, suscitant récession profonde, guerres économiques et retour en arrière catastrophique – en gros la thèse d’Yves Cochet dans Pétrole Apocalypse, qui annonçait en 2005 « la fin du pétrole bon marché » (bien vu), et par là-même, « la fin du monde tel que nous le connaissons ». Une formulation un brin excessive, mais la crise économique et financière que le monde traverse depuis 2007 ne résulte-t-elle pas de l’augmentation des prix du pétrole ? Bon, ce sera le sujet d’un autre article de blog : le pétrole a joué un rôle mais absolument pas le rôle majeur à mon avis. Mais peu importe : plus on est convaincu que le prix des énergies fossiles est à l’origine du marasme économique, et plus on devrait être, sinon favorable (car il y a d’autres problèmes) mais au moins intéressé par la possibilité d’exploiter les gaz et pétroles de schistes.
Oui mais, objecte-t-on encore, cela ne ferait que « repousser les échéance »s. Les ressources fossiles sont, par définition, épuisables, et nous devrons bien apprendre à nous en passer, en économisant l’énergie et en utilisant les énergies de flux. J’en suis bien d’accord – mais tout est question de rythme. On ne passe pas d’un jour à l’autre d’un système dominé à 85% par les fossiles, à un système tout renouvelables, ou en tout cas dominé par elles. Il y faut du temps. Dans l’intervalle – la transition – on va continuer d’utiliser des fossiles. Et même, on va probablement utiliser plus de gaz – en remplacement du charbon, nettement plus polluant. En particulier, pour accompagner la montée en puissance des énergies renouvelables « variables » dans l’électricité – énergies éolienne et photovoltaïque – les centrales électriques à gaz apportent une flexibilité bien utile. La question est donc si l’on veut payer ce gaz plus cher, et à d’autres, ou si l’on veut le payer moins cher, et que cette production profite localement.
Moins cher ? Mais c’est dangereux, car cela pourrait détourner l’attention des ménages, des entreprises, des collectivités territoriales, du gouvernement, de la nécessité de promouvoir renouvelables et économies d’énergie, diront les critiques. En effet, il y a là un risque. Un risque auquel il est relativement facile de parer, en glissant un « coin » entre un coût de production « bas » et un prix de vente qu’il ne faut pas (ou pas trop) baisser. Comme par exemple une taxe carbone, une taxe sur les émissions de CO2. A prix inchangés, motivations inchangées d’économiser l’énergie ou de développer les renouvelables. Mais, au lieu de payer une rente alourdissant le déficit commercial, et souvent pas très bien utilisée par les pays producteurs (est-ce là un euphémisme ? Eh bien, c’est possible…), on paierait un impôt qui contribuerait à financer nos services publics, nos investissements d’avenir, et/ou réduire nos déficits budgétaires.
Et encore une fois, si l’on est convaincu que le manque de pétrole et de gaz entraîne inexorablement l’économie mondiale vers l’abîme, ne vaut-il pas la peine de « repousser les échéances » ? Et d’ailleurs qu’est-ce que vivre, au fond, sinon repousser l’échéance ?