L’erreur fondamentale des critiques de la transition énergétique


Les fours à arc électrique produisent environ un quart de l’acier mondial

Je lis de plus en plus souvent sur LinkedIn des commentaires qui reprennent cette idée qu’on ne saurait fabriquer éoliennes et panneaux solaires, ni d’ailleurs aucun artefact de la civilisation industrielle, sans énergies fossiles. Pas d’extraction des minéraux possibles sans pétrole, pas de transports de et vers les usines sans pétrole, pas d’usines sans charbon ou gaz. Cette affirmation est rarement démontrée. Jean-Marc Jancovici fait seulement mine de se poser la question – la civilisation industrielle peut-elle survivre sans fossiles? Jean-Baptiste Fressoz, plus malin, note seulement que pour fabriquer de l’acier sans fossiles, il faut beaucoup d’électricité, ce qui est vrai, et qu’il n’est pas sûr qu’on arrive à en produire assez – et à changer les modes de production – d’ici à 2050, c’est en effet un point de discussion sur lequel personne ne peut apporter de preuve expérimentale avant 2050. Et cela risque d’être une prophétie autoréalisatrice, décourageant les efforts pour y parvenir…

Mais il y en a un qui n’a pas les pudeurs ou la perversité de Jean-Marc Jancovici ou Jean-Baptiste Fressoz, c’est Vincent Mignerot. Vous ne savez peut-être pas qui c’est, c’est assez excusable, c’est un inconnu dans le monde de l’énergie – mais voilà, je vois que beaucoup de commentaires citent ses « travaux », par exemple l’article intitulé « L’erreur fondamentale de la transition énergétique » que l’encyclopédie de l’énergie, généralement mieux inspirée, a publié en juin 2023. J’ai voulu aller voir de plus près, voici ce que ça donne.

L’idée force de ce papier consiste à distinguer les sources d’énergie que seraient l’alimentation, la biomasse et les hydrocarbures, des énergies auxiliaires que seraient les énergies du vent, du soleil, des atomes, l’énergie cinétique de l’eau ou la géothermie. Ces énergies peuvent rendre des services, mais notre civilisation thermo-industrielle ne saurait se passer des sources – alimentation, biomasse, hydrocarbures – seules à pouvoir enclencher ou entretenir des processus thermo-industriels », soit l’ensemble des processus de transformation dont dépendent les services rendus à l’humanités, amorcés et entretenus par une réaction exothermique autocatalytique : « lorsque la combustion d’une partie d’un volume de matière organique est enclenchée, la réaction exothermique engendrée entraîne la combustion de l’ensemble de ce volume, libérant la totalité de son énergie ». A l’inverse, « ni le vent, ni le rayonnement électromagnétique, ni les atomes d’uranium ne sont combustibles, ne procurent de chaleur par un simple déclenchement de combustion. » Bref, nos sociétés auraient surtout besoin de sources de chaleur, notamment pour fondre les métaux, dont seules seraient capables la biomasse ou les hydrocarbures – biomasse accumulée pendant des siècles.

Pourtant, reconnaît Mignerot, nos sociétés ont progressivement acquis la capacité à générer, à partir de la conversion du vent, du soleil ou des atomes en électricité, une chaleur capable d’amorcer et entretenir des processus industriels. Oui, mais il faut plusieurs étapes de conversion, éoliennes, panneaux solaires, réacteurs nucléaires, nés au cœur de la société thermo-industrielle. Ce sont donc des énergies internes à cette société, donc leur fonctionnement et leur organisation sont condamnés à se dégrader, leur entropie ne peut qu’augmenter. Sans source d’énergie provenant de leur milieu, les sociétés thermo-industrielles se confronteraient à la réduction progressive de la disponibilité d’une énergie interne pour contrer l’entropie. Leur désorganisation augmenterait au fil du temps.

Malgré le vernis des citations scientifiques, rien ne tient debout dans ce raisonnement. Certes, l’espèce humaine a sans doute su faire du feu avant de naviguer à la voile ou de moudre le blé avec des moulins hydrauliques ou éoliens, elle a fondu le cuivre, le bronze, le fer avec de la biomasse puis du charbon avant de maîtriser à peu près l’atome. Est-ce que pour autant elle est toujours tenue de revenir sans cesse à ces pratiques anciennes ? Evidemment non.

La chaleur n’est pas une forme supérieure d’énergie, c’est l’inverse qui est vrai : c’est une forme dégradée d’énergie, qu’il n’est possible de transformer en énergie mécanique qu’avec des pertes importantes (et avec des moteurs ou des turbines qui n’ont rien à envier en termes de sophistication aux éoliennes ou aux panneaux solaires). Mais Vincent Mignerot, quoique faisant un usage abondant du mot entropie, n’a pas saisi le second principe de la thermodynamique.

Cette méconnaissance le conduit à ne pas saisir que la planète Terre forme un système qui serait fermé sur lui-même s’il n’était baigné de lumière par le soleil. Il ne s’interroge d’ailleurs jamais sur l’origine première de l’énergie de l’alimentation, de la biomasse et des hydrocarbures – l’énergie solaire, via la photosynthèse. Les renouvelables ne sont pas « internes », l’énergie solaire (et l’énergie éolienne qui en dérive) sont au contraire les seules externes au système Terre. On notera aussi que le nucléaire produit de la chaleur ensuite transformée en électricité

Les conséquences pratiques de sa méconnaissance de la thermodynamique sont bien plus importantes quand il aborde la transition. Nos sociétés « thermo-industrielles » n’ont aucunement besoin de combustibles ou de carburants, sinon pour des raisons de commodité, dès lors qu’elles peuvent produire assez d’électricité. Celle-ci peut être transformée en chaleur à des niveaux de température d’ailleurs bien plus élevés que n’importe quelle combustion : les températures de flamme dépassent rarement les 3000°C, les torches à plasma vont jusqu’à 5000°C. Et dans Iter, on se propose d’atteindre 150 millions de degrés, avec des procédés entièrement électriques.

Plus prosaïquement, déjà un quart de la production sidérurgique mondiale sort des fours à arcs électriques,, comme celui qui illustre cet article, et non des hauts fourneaux. Pour rappel, la fusion du fer c’est 1538°C… On sait réduire les oxydes de fer à l’hydrogène, on sait produire l’hydrogène par électrolyse de l’eau (on l’a fait tout au long du siècle dernier pour fabriquer les engrais azotés, même si cela semble bien oublié aujourd’hui), et les grands fabricants de camions miniers mettent aujourd’hui sur le marché des camions à batteries, tandis que des camions miniers électriques doté de pantographes roulent depuis des décennies en Afrique du Sud, et depuis peu en Suède.

En réalité, à part l’avion et le cargo transocéanique, il n’est rien qu’on ne puisse électrifier… et cela va souvent permettre d’importantes économies d’énergie. Car il faut trois fois moins d’énergie électrique que d’énergie calorifique pour produire de l’énergie mécanique et faire rouler un véhicule, ou même… se chauffer, les pompes à chaleur puisant dans l’environnement trois fois plus d’énergie qu’elles ne consomment elles-mêmes d’électricité. Les énergies du soleil et du vent ne sont donc pas d’une qualité inférieure à celle de la biomasse et des hydrocarbures ; du point de vue de leurs bilans thermodynamiques, c’est tout simplement l’inverse qui est vrai.

Oui, mais elles sont intermittentes, va-t-on me dire. Je préfère pour ma part dire variable, et je reconnais qu’il y a là un vrai débat – mais ce n’est pas l’argument mobilisé par Vincent Mignerot. Le sien est différent – et il ne vaut rien. Rien du tout.

Post-scriptum: j’ai mis cet article en ligne sur LinkedIn le 12 août 2023. Parmi les commentaires, j’ai reçu celui-ci de Jean-Marc Jancovici:

Sur le fond, toute personne ayant fait un peu de thermodynamique sait que pour « isoler » dans un système une composante de basse entropie, il faut fatalement augmenter en même temps l’entropie du reste du système. La production électrique à partir des énergies primaires disponibles dans la nature, qui crée une composante de basse entropie, s’accompagne donc nécessairement d’une augmentation de l’entropie « ailleurs », quel que soit le mode de production. On ne peut pas se contenter de faire remarquer que l’entropie de l’électricité est plus basse que celle de la chaleur pour démontrer quoi que ce soit. Pour démontrer quelque chose en physique, il faut faire des calculs.

Commentaire auquel j’ai répondu ceci:

Jean-Marc Jancovici Il n’y a en effet aucun calcul dans mon post, pas plus que dans ta réponse ou dans l’article original de Vincent Mignerot. Je ne prétend en effet rien démontrer de nouveau, je me contente, comme il t’arrive de le faire toi-même plus souvent qu’à ton tour, de rappeler certaines lois de la physique à quelqu’un qui les ignore visiblement, et s’en invente d’autres à sa convenance. Rappeler que l’entropie de l’électricité est plus basse que celle de la chaleur n’est pas inutile en commentaire d’un papier qui soutient précisément le contraire.

J’avais écrit « les pudeurs ou la perversité » de JMJ ou JBF, tu choisis de retenir la perversité, et sur ce point tu as peut-être raison. Ton commentaire, en suggérant que le mien n’a rien « démontré », vient finalement soutenir la thèse de Vincent Mignerot, objet de mon article, dont la fausseté ne peut que sauter au yeux de qui, comme toi, connaît un peu de physique. Tu avais une occasion de t’en distinguer, tu ne l’a pas prise, peut-être qu’elle t’arrange et que tu préfères laisser tes lecteurs dans leur ignorance. Et ça, oui, c’est de la perversité. Mais la possibilité de prouver le contraire te reste ouverte à tout moment… Bonne journée.

J’ai aussi reçu une réponse de Vincent Mignerot, qui n’apporte rien de nouveau à son article, et que donc je ne reproduis pas ici, mes lecteurs étant libres de suivre le lien indiqué.

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