Les émissions mondiales de CO2, qui avaient paru stabilisées pendant deux ou trois ans, sont reparties à la hausse en 2018 et 2019. Pour beaucoup, la cause est entendue : c’est la preuve que le découplage est impossible. Il faudrait arriver à réduire chaque années nos émissions de pourcentages « sans précédent », et donc « irréalistes ». Notamment, comme l’a écrit un de mes contradicteurs sur LinkedIn, il faudrait réduire la consommation d’énergie très vite, irréaliste par la seule progression de l’efficacité énergétique, donc possible uniquement en faisant décroître l’économie. Bref, nous aurons bientôt perdu 30 ans – la Convention sur les changements climatiques fut signée à Rio en 1992 – à discutailler, ergoter et ne rien faire, ou si peu.
Voire. Il nous reste un atout décisif: les énergies renouvelables, biomasse, éolienne, hydroélectrique, solaire enfin, pour ne nommer que les principales. Nous n’avons pas « rien fait », chère Greta, dont on admire sans réserves l’engagement et la résolution et à qui on voudrait apporter un soupçon de réconfort réaliste. Par la recherche, le développement et surtout le déploiement sur le terrain, nous avons réduit leurs coûts de façon stupéfiante, surtout pour les petites nouvelles, l’éolien et le solaire. Le solaire photovoltaïque, neuf fois moins cher aujourd’hui qu’il y a dix ans et l’éolien, presque quatre fois moins cher nous dit la Banque Lazard – sans doute un peu moins à terre mais plus encore en mer, ressource considérable, notamment en Europe, récemment mise en relief par l’Agence Internationale de l’Energie.
L’éolien et le solaire, qui figuraient parmi les énergies les plus chères il y a dix ans, figurent désormais parmi les moins chères. Souvent moins chères que l’énergie des centrales à gaz ou au charbon, parfois moins chères même que le seul coût du combustible fossile. Dans le cas du gaz, il n’est plus rentable de construire de nouvelles centrales. Dans le cas du charbon, il n’est plus rentable de continuer d’utiliser celles qui sont déjà là.
Conclusion : sur le déploiement des renouvelables, nous n’avons encore rien vu. Michael Grubb du Collège Universitaire de Londres a mis ça en image, celle d’une courbe « logistique » ou simplement « courbe en S » (ou encore sigmoïde) de pénétration d’une technologie nouvelle, appelée à remplacer les technologies existantes (ci-dessus).
Dans cette courbe, qui s’écrit par une formule mathématique unique et simple, nous pouvons distinguer trois phases : une lente maturation, puis un déploiement explosif, enfin un ralentissement. Dans le cas des renouvelables, nous venons de vivre la première phase – celle d’un lent déploiement, parce qu’il fallait aider financièrement ce développement. Nous arrivons à la seconde phase, celle d’un déploiement « explosif » – exponentiel en fait. Michael Liebreich, le fondateur de Bloomberg New Energy Finance donne l’image de l’éternuement, parfois précédé d’une longue et incertaine attente avant que l’explosion ne retentisse.
Enfin nous arriverons demain à une troisième phase, celle du ralentissement avant d’achever la substitution. Peut-être sera-t-il alors plus difficile de remplacer le gaz et le charbon dans la production électrique, du fait de la variabilité du solaire et du vent – le solaire qui n’est pas là pour nous éclairer la nuit, le vent qui souffle quand il veut. Voici vingt ans, les gestionnaires de réseaux pensaient qu’il serait difficile d’en intégrer plus de quelques pourcents dans les réseaux électriques. Puis ils ont pensé qu’ils pourraient en intégrer 15%, puis 20%, puis…
Aujourd’hui, l’éolien et le solaire fournissent près de la moitié de l’électricité au Danemark, l’Allemagne, l’Irlande et la péninsule Ibérique ne sont pas très loin derrière. En réalité, il n’y a peut-être pas de limites – cela dépend aussi des renouvelables « pilotables », comme l’hydroélectricité et la bioélectricicté. Des stockages, comme les stations de « transfert d’énergie par pompage ». Des interconnections entre réseaux voisins. De la flexibilité dans la demande d’électricité, qui elle-même varie beaucoup, et peut aussi en partie s’adapter à la production. Enfin du stockage chez les consommateurs, depuis le ballon d’eau chaude asservi aux signaux tarifaires jusqu’aux batteries des voitures électriques au garage.
Oui mais… l’électricité, si elle absorbe près de 40% de l’énergie « primaire », ne représente que 20% de l’énergie « finale », celle qui parvient aux consommateurs, entreprises ou particuliers. Or ce sont bien toutes les émissions de CO2 qu’il faut réduire puis pratiquement supprimer. Les indispensables économies d’énergie, la sobriété volontaire, ou la chaleur renouvelable (biomasse, géothermie, solaire) n’y suffiront pas. La formidable baisse des coûts de l’éolien et du solaire intervient à nouveau ici – via l’électrification de l’ensemble de l’économie : des bâtiments, de l’industrie, des transports. Disposer de grandes quantités d’électricité renouvelable peu coûteuse invite à pousser davantage encore l’électricité, avec les très efficaces pompes à chaleur pour les bâtiments et l’industrie, et les transports publics ou individuels de personnes et de marchandises. Et la fabrication d’hydrogène pour l’industrie, et de combustibles basés sur l’hydrogène pour les secteurs impossible à électrifier directement, aviation et transports maritime. Hydrogène à produire par électrolyse de l’eau : une électrification indirecte, en somme, qui permettra d’absorber plus de renouvelables électriques.
Autrement dit, non seulement le découplage est possible, mais nous en avons aujourd’hui les moyens techniques à un coût très acceptable voire nul, au moins pour une bonne part (mais sans doute à un coût positif pour une autre). Pourquoi ne le voyons-nous pas déjà? En fait, il y a bien une raison pour laquelle le déploiement des renouvelables n’a pas encore réduit les émissions mondiales de CO2, c’est le recul concomitant du nucléaire. On y reviendra ici même, ainsi que sur le début de découplage observé en Europe – et dont la délocalisation vers d’autres pays des émissions liées à nos consommations est un facteur indubitable, mais un facteur seulement parmi d’autres.