Il y a plusieurs façons de nier l’évidence – que l’utilisation d’énergies fossiles est au cœur du problème du dérèglement climatique. La façon brutale, et stupide, des climato-sceptiques. Et puis, la façon insidieuse de certains opposants à l’énergie nucléaire. L’article de Benjamin Dessus, Une politique de gauche pour le climat?, dans L’Economie politique n°63 en donne un exemple éclairant.
Que nous dit donc Benjamin Dessus? Qu’en France, « tout le monde ou presque fait comme si l’unique responsable des émissions de GES était l’offre d’énergie ». L’équation effet de serre = énergies carbonées « pourtant loin d’être exacte, fait figure de dogme ». Lutter contre l’effet de serre se résumerait alors à évoluer des sources d’énergies fossiles vers un mix à base de nucléaire et d’énergies renouvelables à bas contenu en carbone. Et à qui profiterait cette mystification? Aux gouvernements – on suppose que le pluriel désigne ici les gouvernements français successifs – et à l’industrie nucléaire. Bref, l’unique focalisation sur la réduction des énergies carbonées ne serait « pas judicieuse », faisant l’impasse sur les dangers inacceptables du nucléaire. « Derrière les vérités assénées se cachent donc de nombreux intérêts nationaux, industriels, économiques, financiers et sociétaux. »
Nous verrons peut-être une autre fois la question intéressante de la « politique de gauche » pour le climat. Voyons déjà ce qui justifie la remise en question de cette « focalisation » sur les énergies carbonées. Benjamin Dessus s’appuie sur le dernier rapport du groupe 1 du Giec et concède que le gaz carbonique reste en tête des responsables du surcroît de chaleur apporté depuis 1750 par les émissions anthropiques avec 56% du total de la contribution, mais note que « la part des énergies carbonées est de 40%, celle de la déforestation et de la production de ciment de 16%, tandis que le méthane et ses descendants comptent à eux seuls pour 32% dans ce bilan ». La contribution des énergies carbonées aux émissions de GES depuis la période préindustrielle serait donc « importante mais pas majoritaire ».
Oui mais direz-vous, le passé est le passé, nous n’avons plus prise dessus, ce qui compte c’est l’avenir, ce sont les émissions d’aujourd’hui et de demain, sur lesquelles nous pouvons et devons agir. Dessus répond: « Pour l’avenir, le même rapport du GIEC nous indique que l’émission d’une tonne de méthane en 2014 aura des conséquences 34 fois plus importantes dans cent ans et près de 70 fois plus importantes en 2050 que celle d’une tonne de gaz carbonique. » La messe est dite. Vraiment?
Voilà ce qu’on appelle une lecture sélective. Le potentiel de réchauffement global du méthane, par tonne, n’est qu’un composant permettant de calculer sa contribution totale, quand on connaît les émissions. S’il est seul pris en considération, le HFC134a de nos climatiseurs est 1550 fois plus « réchauffant » à cent ans que le dioxyde de carbone, et le tétrafluorure de carbone 5350 fois…
Il faut bien sûr regarder à la fois le potentiel de réchauffement global (par tonne) et le volume (enfin, la masse, en tonne…) des émissions, pour se faire une idée correcte de la contribution des diverses sources de gaz à effet de serre, et activités humaines, dans le dérèglement climatique. Et regarder avant tout l’impact à long terme des émissions actuelles, pour savoir sur quoi agir en priorité.
Et là, il n’y a pas photo: le rapport du groupe 3 du Giec l’énonce clairement dans son Summary for Policy makers: le CO2 comptait en 2010 pour 76% des émissions anthropiques de gaz à effet de serre, le méthane 16%, l’oxyde nitreux 6% et les gaz fluorés 2%. En termes d’activités, l’utilisation de combustibles fossiles et les procédés industriels comptent désormais pour 65% via le seul CO2 – et davantage si l’on inclut leur part des émissions de méthane et autres gaz. Et cette proportion augmente sans cesse au moins depuis 1970 – elle était alors de 55% seulement. Dans l’augmentation des émissions de GES, l’utilisation de combustibles fossiles et les procédés industriels comptent, nous dit encore le GIEC, pour 78%, tant sur la période 2000-2010 que sur la période 1970-2010.
Le GIEC nous donne encore d’autres précisions. Le secteur de la production d’énergie (électricité et chaleur, sans doute aussi raffinerie) compte pour 35%, l’industrie pour 21%, les transports 14%, les bâtiments 6,4%. Si on ajoute à leurs émissions directes les émissions indirectes de la production d’énergie, les parts de l’industrie et des bâtiments augmentent à 31% et 19%, respectivement.
Ces évaluations s’appuient sur les potentiels de réchauffement à cent ans – les seuls qui comptent vraiment. En effet, notre problème n’est pas tant un réchauffement d’un ou deux dixièmes de degrés en dix ou vingt ans, qu’un réchauffement de plusieurs degrés en cinquante ou cent ans. En réalité, à très court terme les perspectives changent radicalement. Pour les effets à dix ans, les émissions actuelles de méthane comptent effectivement autant que les émissions de CO2. A plus court terme encore… l’utilisation de combustibles fossiles et les activités industrielles refroidissent le climat, plutôt qu’elles ne le réchauffent, à cause des émissions de dioxyde de soufre. Par contre, au-delà d’un horizon d’une soixantaine d’années, les proportions ne changent plus, comme on voit sur le graphe en tête de cet article, reproduit du résumé technique du rapport du groupe 1 du GIEC. Et ce sont très clairement l’utilisation des énergies fossiles et les activités industrielles qui dominent.
Une lecture distraite, partielle ou tendancieuse du dernier rapport du GIEC peut nous éloigner des énergies fossiles; une lecture attentive, complète et impartiale nous y ramène bien vite.