Haro sur la transition énergétique allemande!

Décidément, la transition énergétique allemande fait figure de repoussoir de ce côté-ci du Rhin. Diminuer « aussi rapidement » la part de l’énergie nucléaire dans notre mix énergétique est « parfaitement incohérent tant du point de vue économique que du point de vue environnemental »,écrivent dans « Le Monde » du 25 mars 2014 Philippe Aghion et Marc Fontecave, faisant allusion à l’objectif du Président de la République de ramener à 50% la part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2025. « Grâce à l’expérience concrète de l’Allemagne, on sait déjà à quoi conduira une telle politique: émissions croissantes de CO2, prix de l’énergie qui explose et pollutions. » Mais comparaison n’est pas raison, et nos deux professeurs, s’ils citent certains éléments factuels exacts, en tirent des conclusions erronées ou excessives. Voici pourquoi.

  1. la transition énergétique allemande coûterait très cher, puisque « le prix de l’électricité est deux fois plus élevé en Allemagne qu’en France ». C’est vrai – pour les ménages. C’est faux – pour les entreprises, et on est un peu étonné que notre économiste, si préoccupé de compétitivité industrielle, ne s’y intéresse pas. En 2013, le prix de gros moyen sur les marchés de l’électricité est plus faible en Allemagne qu’en France, et les énergies renouvelables y sont pour beaucoup, car elle déplacent les moyens de production les plus coûteux dans l’ordre de mérite. Par ailleurs, l’Allemagne a effectivement déployé une puissance photovoltaïque importante à des coûts qui étaient élevés; mais depuis 2008 le prix des modules a été divisé par cinq, celui des systèmes PV par 3, et continue de baisser. Si on ajoutait aujourd’hui 20 GW de PV au mix français, l’impact sur la CSPE serait moitié moindre que l’impact des près de 5 GW aujourd’hui déployés chez nous.
  2. les émissions de CO2 allemandes ont baissé continûment depuis 1990. Depuis 2012 il y a une augmentation de quelques pour-cent. Elle est moins liée à l’arrêt de sept centrales nucléaires qu’à la substitution de charbon au gaz. Le charbon est nettement moins cher, du fait des augmentations de capacité en Indonésie et en Australie, et du ralentissement inattendu de la croissance de la demande chinoise. Un autre facteur, très souvent évoqué, les importations américaines de charbon inemployé outre-Atlantique du fait de la montée des gaz de schistes, joue certes un rôle mais moins important qu’on ne le dit souvent.
  3. Un citoyen allemand émet en effet 1,7 fois plus de gaz à effet de serre qu’un citoyen français, mais il n’est pas sérieux d’enchaîner par « voilà ce qui nous attend ». Les études de RTE sur le « nouveaux mix » à 50% de nucléaire font état d’une augmentation des émissions de CO2 de la production électrique française de 26,7 Mt en 2011 à 40,6 Mt en 2025 si on réduit le nucléaire à 40 GW dès 2025. Trop, sans doute, mais rien qui ressemble à l’épouvantail qu’on agite. L’augmentation est importante en valeur relative, assez faible en valeur absolue car on part d’un niveau faible en France. Dans ce nouveau mix, à nucléaire inchangé ensuite, les émissions redescendent à 30,8 Mt dès 2030.
  4. Les centrales allemandes sont couvertes par le système européen d’échange de permis d’émission. Les émissions ici sont compensées par des baisses ailleurs. Si on avait voulu faire davantage profiter la lutte contre les changements climatiques des imprévisibles évolutions économiques, il aurait fallu concevoir un système plus souple. Dans le système tel qu’il est, on peut produire de l’électricité avec moitié de renouvelables et moitié de charbon, pour exactement les mêmes émissions de CO2 que si on brûlait exclusivement du gaz. Et ce mix est aujourd’hui moins cher que le gaz. Si la dépendance au gaz inquiète les Européens, ils doivent admettre que, dans le système actuel de gestion des émissions de CO2 (que je voudrais voir réformer en profondeur, je ne le défends pas), générer de l’électricité à partir des renouvelables réduit deux fois cette dépendance, en substituant à deux barils de gaz  un baril d’électricité verte et un baril de charbon (tout en sachant que cela n’aura qu’un temps, davantage de renouvelables conduisant à terme à privilégier les centrales aux coûts en capital les plus faibles, donc les centrales à gaz, en se préoccupant moins du coût des combustibles, parce qu’elles tourneront peu…).
  5. « De nouvelles centrales électriques ont été construites, en particulier au charbon ». Exact, sauf que la décision de construire ces nouvelles centrales a été prise avant la décision de Mme Merkel de revenir au calendrier de sortie du nucléaire décidé par le gouvernement précédent. Leur fonction est de se substituer aux centrales vieillies, moins efficaces et plus polluantes, qui devront être fermées en Allemagne comme ailleurs en Europe à compter de 2016 (directive sur les grandes installations de combustion).

6 « L’énergie nucléaire ne peut pas être simplement remplacée par les énergies renouvelables, notamment en raison de l’intermittence de ces dernières ». Les études de RTE déjà citées, notamment le « bilan prévisionnel de l’équilibre offre demande » publié en 2012 et disponible sur le site de RTE, montrent que cela n’est que très marginalement exact. Pourquoi, selon Aghion et Fontecave? Parce que « pour stabiliser la puissance du réseau il faut du stockage et des générateurs conventionnels à base de combustibles carbonés fossiles en backup ». C’est la légende urbaine la plus répandue au sujet de l’éolien et du solaire (PV). Un lecteur en donne quelques jours après une version plus caricaturale – mais introduisant une nuance importante: « Pour chaque kWh produit de cette manière, il faut en produire quatre avec d’autres centrales: nucléaire, charbon ou gaz, au choix. » (Le Monde, 30-31 mars). Alors non, il ne faut pas produire 4 kWh autres pour 1 kWh éolien – il n’y a aucune équivalence de ce genre. Outre que les plus récentes éoliennes ont plutôt des facteurs de capacité de 30 à 35% que de 20%, il faut avec les variables des capacités totales plus importantes, mais cela ne dit rien sur le rapport des énergies produites. La nuance intéressante que ce lecteur introduit, ignorée de nos deux professeurs, c’est que le nucléaire n’est pas incompatible avec les renouvelables variables, on fait en France du suivi de charge depuis très longtemps, et c’est heureux, l’appel de puissance électrique de l’ensemble des consommateurs variant du simple ou double. Ce qu’il faut pour introduire des variables, c’est d’abord une polyvalence de sites et de technologies (le solaire et l’éolien se complètent bien), des réseaux, de la gestion de la demande, du stockage (on en a et on pourrait en avoir bien plus, la technologie existe depuis près d’un siècle, et les possibilités sont loin d’être saturées), et des générateurs flexibles… dont il ne faut jamais oublier qu’on les aurait aussi sans les renouvelables, on en aurait même davantage. Certes, la composition de ce parc ne peut pas être exactement la même avec et sans renouvelables, autant d’ailleurs pour des raisons économiques (il faut plus de capacités de pointe et moins de capacités de base) que pour des raisons techniques. Du reste, l’hydraulique, limitée dans son extension en terme d’énergie, comme l’écrivent nos tribunistes, l’est moins en termes de capacités, qui peuvent être renforcées.

  1. « Un nombre inaccessible d’éoliennes: multiplier par dix le parc actuel. » Pourquoi inaccessible? Surtout que les nouvelles éoliennes, adaptées à des vents légèrement moins rapides, peuvent être installées dans un bien plus grand nombre de sites que les précédentes. Et il faut plutôt une multiplication par 5 d’ici 2025, par 6 d’ici 2030. Ce qui nous mettrait au niveau actuel du Portugal, de l’Irlande, pour ne pas citer le Danemark.
  2. « Une surface considérable, 250 000 ha, consacrés aux panneaux phovoltaïques ». Euh.. non! 20 GW, ce qu’il faudrait en 2025, c’est environ 135 millions de m2, une moitié au moins ira sur des toits, des façades, des ombrières de parking, au sol en comptant 3 m2 par m2 de capteur on arrive à 210 millions de m2 soit 21 000 ha, un ordre de grandeur en moins que l’évaluation d’Aghion et Fontecave.

Pour conclure, revenons au fond de l’affaire. Nos professeurs ont raison sur un point: le rythme n’est pas hors de toute discussion. Cependant 1) s’il est économique de prolonger les centrales existantes, elles ne pourront pas toutes l’être, et pas indéfiniment, l’Autorité de sûreté nucléaire l’a dit et répété. Tôt ou tard, selon les centrales, les investissements supplémentaires nécessaires apparaîtront trop importants et trop risqués, pour des prolongations dont la durée ne sera jamais parfaitement garantie. 2) Pour construire des capacités nouvelles, rien ne montre aujourd’hui que les centrales nucléaires neuves produiront une électricité moins chère que l’éolien ou le solaire. On construit dans le sud-ouest des capacités solaires à 85 €/MWh, l’éolien est nettement moins cher, mais le charbon dépollué (sans parler du CO2), le gaz ou le nucléaire ne le sont pas. Il n’y a donc aucune bonne raison économique aujourd’hui pour que l’on s’entête à garder une proportion aussi élevée de nucléaire dans notre mix.

Quant au gaz de schistes, on ne peut qu’être d’accord: « si ces ressources sont avérées, et si on résout les problèmes environnementaux »…  Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et on peut sérieusement douter que l’exploitation des gaz de schistes en France permette de réduire significativement notre dépendance, ou les prix. Il me paraît plus efficace de construire des éoliennes et des systèmes solaires, et d’utiliser davantage d’électricité (c’est mon problème avec « Négawatt ») pour réduire la consommation d’énergies fossiles dans leurs usages directs, avec des pompes à chaleur dans des bâtiments  mieux isolés, et toute une théorie de technologies efficaces dans l’industrie – j’y reviendrai. Et des véhicules électriques et hybrides « pluggables », et l’électrification de la voie de droite des autoroutes pour les camions, bien sûr…

(Voir aussi cette note de blog sur la transition allemande telle qu’elle est décriée en France).

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