Je publie ci-dessous pour mes fidèles lecteurs le texte original de la tribune que Le Monde m’a demandé et a publié pratiquement sans changement dans son édition du samedi 7 juillet – cahier Eco&Entreprise.
Depuis que Jules Verne en annonça l’avènement dans L’Ile mystérieuse, l’hydrogène revient périodiquement à la mode. « C’est une énergie d’avenir », disent certains – « et qui le restera » ironisent d’autres. Est-ce que cette fois ce sera différent, sur fond d’accords de Paris contre les changements climatiques, et de forte chute des prix de l’électricité éolienne et solaire?
C’est possible, à condition de ne pas se tromper de priorités. Réputée énergie propre, l’hydrogène aujourd’hui n’est ni propre, ni… énergie. Les 60 millions de tonnes d’hydrogène produites chaque année dans le monde viennent à 95% de combustibles fossiles et engendrent des émissions de gaz carbonique de l’ordre du milliard de tonnes. Et la quasi-totalité de ses usages sont industriels plutôt qu’énergétiques : ôter le soufre des carburants, produire ammoniac et méthanol, matières premières de l’industrie chimique, verrerie, agro-alimentaire, etc.
Comment obtenir de l’hydrogène sans émettre du CO2 ? Une option serait de capturer et stocker sous terre le CO2, une autre de décomposer de l’eau en oxygène et hydrogène par électrolyse. Il faut pour cela beaucoup d’électricité « verte » à un prix acceptable. L’expansion de l’éolien et du solaire dans la production d’électricité fera apparaître de temps à autres des « surplus » d’électricité, quasi gratuits. Mais il ne sera pas facile de rentabiliser l’investissement dans des électrolyseurs utilisés sporadiquement.
Plus probablement et plus utilement, l’hydrogène vert pourrait être produit dans des zones du globe dotées d’excellentes ressources éoliennes ou solaires ou les deux. De l’Australie au Chili, de l’Afrique du Nord au Tibet, les zones favorables sont nombreuses et souvent peu peuplées ; la demande d’électricité y est faible par rapport à l’abondance de la ressource. Seule une fraction du potentiel électrique pourrait être évacuée par de longues lignes électriques. Ne peut-on pas y fabriquer de l’hydrogène, puis l’exporter vers les zones de forte consommation ?
Sans doute. Mais l’hydrogène n’est pas facile à transporter à l’état gazeux. Ce gaz occupe énormément d’espace : trois mille litres, pour l’équivalent en énergie d’un seul litre d’essence. Il faut donc le comprimer fortement, ou le liquéfier à -253°C, procédés énergivores. Malgré cela, il occupe encore quatre à sept fois plus d’espace que l’essence. Que faire ?
En fait, il vaudra mieux transformer l’hydrogène « vert » sur place en ammoniac, méthanol ou autre hydrocarbure, qu’on pourra plus commodément charger sur des tankers, ou transporter en pipelines. L’ammoniac est particulièrement intéressant car il ne contient pas de carbone, seulement de l’hydrogène et de l’azote pris dans l’air. On peut le stocker longtemps à moindre coût et l’utiliser directement comme combustible dans un environnement professionnel sécurisé. On peut aussi en extraire l’hydrogène vert pour de nouveaux usages industriels ou énergétiques.
Industriels d’abord. La sidérurgie aujourd’hui utilise charbon et gaz comme source d’énergie et aussi comme agent « réducteur », qui arrache son oxygène au minerai de fer, formant ainsi de très importantes quantités de CO2 émises à l’atmosphère. L’hydrogène vert pourrait être utilisé à sa place, formant ainsi… de l’eau, le fer « réduit » étant ensuite fondu dans des fours électriques pour obtenir de l’acier.
Energétiques ensuite, sans doute. Mais une fois encore, pas forcément sous forme de gaz hydrogène. Plutôt sous forme d’ammoniac dans les centrales électriques complétant les énergies du soleil et du vent, et dans les navires marchands. Dans les avions, poids et volumes doivent être diminués autant que possible ; on préfèrera sans doute utiliser des « électro fuels », hydrocarbures synthétiques combinant hydrogène vert et carbone extrait de CO2 capturé dans des effluents industriels, voire directement dans l’air. A moins qu’il ne s’agisse de biocarburants « augmentés », l’injection d’oxygène et d’hydrogène produits par électrolyse de l’eau permettant de doubler la quantité de carburants extraite d’une même quantité de biomasse.
Et les fameux « véhicules hydrogène », aujourd’hui quelques milliers de voitures, camions, bus ou trains. Seront-il demain des millions ? Il s’agit en fait de véhicules hybrides, c’est-à-dire électriques, avec une batterie plus ou moins grosse qui assure les accélérations et la récupération d’énergie au freinage, et pourra aussi être rechargée sur le secteur. Une pile à hydrogène permettrait une plus grande autonomie, et de « faire le plein » en quelques minutes. Mais il y a divers problèmes à résoudre. L’approvisionnement des stations-service par camion, terriblement inefficace, est à proscrire. Solutions envisagées : produire l’hydrogène sur place en renforçant les réseaux électriques, ou livrer de l’ammoniac aux stations, qui en extrairont l’hydrogène au fur et à mesure. L’hydrogène pèse très peu mais les réservoirs sont lourds et volumineux. Les piles à combustible sont encore chères mais ce coût devrait baisser fortement avec la production de masse. Bref, devant les difficultés d’emploi du gaz hydrogène, il est encore possible que les véhicules hybrides de demain soient plutôt dotés d’un petit moteur thermique en guise de prolongateur d’autonomie. Et on remplira des réservoirs bien plus petits avec de l’essence synthétisée à partir d’hydrogène vert.
Dans tous les cas, l’efficacité du cycle de l’hydrogène restera plusieurs fois inférieure à celle de l’électricité. On le réservera donc aux usages impossibles à électrifier – stockages de longue durée, transports de longue distance. Mais ce différentiel d’efficacité et donc de coût sera partiellement effacé par l’option d’aller chercher des énergies renouvelables là où elles sont plus abondantes et moins chères. Bref, si l’avènement de l’hydrogène, sinon au cœur de l’économie du moins en utile complément de son électrification, a toujours été repoussé à des jours meilleurs, il se pourrait qu’aujourd’hui ce soit en effet différent.