A trop demander à l’hydrogène, on ne rend pas forcément service à la transition énergétique

Avec l’aimable autorisation de la rédaction du Monde, je reproduis ici le texte de ma tribune publiée sur son site le 30 Octobre et dans l’édition papier datée du 2 Novembre, dans un ensemble intitulé « Une bouffée d’hydrogène pour l’économie ». J’en profite pour remercier vivement Antoine Reverchon pour ses remarques critiques et constructives.

Pour décarboner l’économie mondiale, le recours à l’hydrogène apparaît aujourd’hui incontournable. Les industries chimiques et sidérurgiques, le raffinage, le transport maritime et
l’aviation ne sauraient se « décarboner » sans hydrogène « propre ». L’hydrogène permet aussi de faire voyager les énergies renouvelables des pays les mieux pourvus vers les autres, et de stocker assez d’énergie pour les longues périodes sans vent ni soleil – énergies qui vont dominer le mix électrique. On ne peut donc que se féliciter de voir surgir partout des plans hydrogène enfín dotés de moyens conséquents.

Mais à trop demander à l’hydrogène, on ne rend pas forcément service à la transition énergétique. L’électriícation du chauìage des bâtiments, de la chaleur industrielle et des transports terrestres est souvent préférable à l’emploi de l’hydrogène, beaucoup moins efficace. L’un des mérites du plan français est justement de mettre l’accent sur la décarbonation de l’hydrogène déjà utilisé dans l’industrie, où il sert à éliminer le soufre des produits pétroliers, à produire des engrais azotés avec l’azote de l’air, ou encore du méthanol, matière première des industries chimiques.

Or l’hydrogène est produit aujourd’hui à 95 % à partir d’énergies fossiles, consommant 6 % du gaz naturel et 2 % du charbon dans le monde. Les émissions associées dépassent 800 millions de tonnes de CO2 par an, soit 2,3 % des émissions totales, autant que l’aviation ou le transport maritime !

L’Europe se prépare à fabriquer et installer sur son territoire et chez ses voisins de l’Est et du Sud des gigawatts d’électrolyseurs pour produire massivement de l’hydrogène. Aín de limiter les émissions de ces électrolyseurs, grands consommateurs d’électricité, cet hydrogène « vert » doit être produit avec une électricité renouvelable. Un fonctionnement continu n’étant pas nécessaire, il est possible d’arrêter les électrolyseurs aux heures de forte demande et/ou de faible production éolienne et solaire, quand l’électricité est plus chère et plus carbonée car elle vient de centrales thermiques dites de « back-up », consommant des énergies fossiles. En revanche, l’hydrogène produit peut être stocké pour fournir de l’électricité dans ces périodes sans vent ni soleil. Ainsi, l’installation d’électrolyseurs sur les réseaux favorise le développement des renouvelables sans accroître le besoin de back-up.

L’Union européenne montre en revanche peu d’appétit pour l’hydrogène dit « bleu », basé sur le gaz naturel, la capture et le stockage sous terre du CO2. Les gouvernements ne semblent pas non plus avoir repéré une autre option, la pyrolyse du gaz naturel, qui produit de l’hydrogène (dit « turquoise ») et du carbone solide valorisable en industrie, mais pas de CO2. Pourtant, les premières usines sortent de terre aux Etats-Unis, selon un procédé mis au point… en France, à Mines Paris Tech : c’est sans doute le meilleur moyen d’utiliser le gaz naturel dans la transition énergétique.

A quoi employer utilement cet hydrogène bas carbone ? Au-delà des usages actuels, la sidérurgie est le plus gros marché potentiel, un enjeu à plus de 3 milliards de tonnes de CO2, presque 10 % des émissions mondiales : l’hydrogène transforme le minerai en métal, ensuite fondu dans des fours électriques, sans émettre de CO2. Mais cette option ne ígure dans le plan français qu’au titre de la recherche, alors qu’il ne s’agit là que d’adapter à l’hydrogène pur une technologie qui fonctionne déjà avec du gaz naturel. Mieux, une usine a déjà fonctionné de 1999 à 2005 à l’hydrogène pur, à Trinidad, jusqu’à un changement de propriétaire fatal.

Les autres grands consommateurs potentiels d’hydrogène bas carbone sont les bateaux et les avions. Pour de courtes distances, on peut électriíer les bateaux, comme le font les Nordiques avec leurs ferrys. Pour la haute mer, au-delà de l’assistance éolienne, le recours à l’ammoniac, seul combustible hydrogène ne contenant pas de carbone, apparaît à beaucoup d’acteurs du transport maritime comme la solution de référence. D’autant qu’on peut l’utiliser en modiíant les moteurs des bateaux récents, ce à quoi s’emploient les principaux fabricants, MAN Energy Solutions et Wartsila.

Pour l’aviation commerciale, le poids des batteries interdit la propulsion électrique. Airbus entend mettre au point des avions à hydrogène liquide d’ici à 2035, ce qui sera très difficile. Le remplacement des flottes prendra vingt ans de plus. Une approche réaliste et rapide consisterait plutôt à faire voler les avions d’aujourd’hui avec du kérosène synthétique fait d’hydrogène bas carbone et de carbone pris dans l’air, directement ou via la biomasse.

Au-delà de ces quatre usages fondamentaux, faut-il développer l’emploi de l’hydrogène pour le
chauìage, la chaleur industrielle et les transports terrestres lourds ? Pour les longues distances,
l’hydrogène a certes sur les batteries l’avantage de l’autonomie et du temps de recharge, mais il
requiert trois fois plus d’électricité pour être produit. Les batteries font des progrès réguliers, les solutions de recharge rapide ou d’alimentation électrique, par exemple par le sol pour les tramways ou les camions, se développent. Les trains hydrogène sont, eux, à la mode pour remplacer les motrices diesels sur les lignes secondaires. Mais on peut aussi combiner électriícation partielle et batteries. La région Sud envisage cette solution, qui évite de refaire les ouvrages d’art et réduit d’autant le coût de l’électriícation.

Quant à l’utilisation d’hydrogène dans les bâtiments via les réseaux de gaz actuels, elle ne va pas de soi en termes de sécurité. Le passage par l’hydrogène demande à peu près six fois plus d’électricité que l’utilisation de pompes à chaleur. Dans l’industrie, l’hydrogène comme combustible ne paraît pas non plus généralement préférable à l’électrifícation.

Les volumes nécessaires pour la chimie, la sidérurgie, l’aérien et le maritime sont considérables: les effets d’échelle seront là. Il faudra accélérer très fortement le déploiement des énergies renouvelables, car elles devront de surcroît remplacer les centrales thermiques pour les autres usages, actuels et nouveaux, de l’électricité. Si l’hydrogène « bleu » ou « turquoise » vient en renfort, tant mieux, mais ne pas choisir la technique la plus efficace pour chaque usage, ce n’est pas accélérer la transition, c’est la ralentir.

Cédric Philibert est analyste énergies et climat à l’Institut français des relations internationales
(IFRI).

3 réflexions sur « A trop demander à l’hydrogène, on ne rend pas forcément service à la transition énergétique »

  1. Evariste

    Les pays au fort potentiel solaire ou éolien peuvent sans doute produire de l’hydrogène à un moindre coût qu’en France, mais importer leur production ne présente pas d’intérêt du point de vue du système énergétique global, en particulier pour l’électricité.

    En Europe, l’éolien en mer offre un important potentiel, avec un taux de charge déjà élevé qui augmente rapidement avec l’évolution de la technologie.
    Pour le solaire photovoltaïque, l’évolution est tout aussi rapide en technologie et en coûts, rendant cette technologie déployable partout.

    Les productions éoliennes et solaires sont variables par nature et celles-ci ne sont pas toujours en corrélation avec la consommation. Cela entraîne d’une part le stockage des excédents de production lorsqu’ils existent, pour éviter leur bridage (« curtailment »), d’autre part la suppression ou le déplacement d’une partie de la demande lorsque cela est possible.

    Une certaine quantité d’hydrogène renouvelable devra être produite chaque année pour trois usages : l’industrie, l’injection en partie dans le réseau de gaz, une partie du stockage intersaisonnier de l’énergie (l’autre partie étant le stockage intersaisonnier de la chaleur associé aux réseaux de chaleur, et même à l’intérieur d’un immeuble – les excédents électriques permettant aussi de maintenir ou rehausser le niveau de température du stockage).

    La production de cet hydrogène ne se limitera pas aux périodes de « surplus » d’énergies renouvelables, comme on l’entend trop souvent, mais sera une production régulière à prendre en compte dans la consommation d’électricité, avec d’énormes avantages. Le plus aisé à comprendre de ces avantages est la possibilité d’un effacement immédiat de la demande, sans aucune programmation ni préavis.

    Les électrolyseurs PEM (dont le coût se rapproche de celui des électrolyseurs alcalins) permettent un suivi de charge très agile des variations éoliennes et solaires, locales ou distantes.
    Cette rapidité de réaction (des PEM) leur permet aussi de participer au réglage de la tension et de la fréquence du réseau et de constituer une partie des réserves primaire et secondaire.

    Pour cela, il faut que ces électrolyseurs soient en France (en Europe), de façon équilibrée entre les lieux de production, ceux de consommation (pour les grosses industries) et de stockage à long terme (cavités salines).

    **
    L’électrification du chauffage des bâtiments est aussi une mauvaise solution. On le voit bien en France avec le besoin de dimensionner les réseaux électriques en fonction de la pointe hivernale due à l’abus de chauffage électrique.

    Les pompes à chaleur ne sont qu’une parade très limitée. Par grand froid, leur coefficient de performance se rédruit drastiquement alors que les besoin de chaleur augmentent en proportion de la baisse des températures. En fin de compte, c’est la résistance électrique qui fait la plus grande partie du chauffage, comme avec les (bons) vieux convecteurs.

    Dans une situation comme celle de la vague de froid de février 2012, les pompes à chaleur ne réduiraient guère la consommation d’électricité : autour de deux TWh par jour (de 1,8 à 2,3) pendant 18 jours. La part thermosensible (due au chauffage électrique) de la consommation d’électricité a été de 30 à 42 GW sur une puissance totale de 80 à 100 GW, autour de 40% en moyenne horaire. Et dans quelques années, l’Allemagne aura beaucoup moins la possibilité de nous alimenter en électricité en ce cas.

    **
    Par ailleurs, une réalité peu évoquée est à prendre en compte.
    Sans recourir à des importations (parfois peu recommandables), l’incorporation d’agrocarburants à hauteur de 7% en énergie dans l’essence et le gazole nécessiterait d’y consacrer plus de deux millions d’hectares de surface agricole (SAU).

    Pour produire l’électricité nécessaire à un parc de véhicules en totalité électriques, une surface de 140.000 hectares de centrales photovoltaïques serait suffisant pour une production annuelle moyenne de 220 TWh d’électricité. Un rendement énergétique à l’hectare cent fois plus élevé qu’avec du colza ou du blé (sans compter les consommations de carburants, engrais, …) .

    En 2019, les transports terrestres en france ont consommé 11,6 et 40,7 millions de m3 d’essence et gazole, soit l’équivalent en énergie de 1.840.000 TJ ou 511 TWh.
    Si tous les véhicules terrestres étaient remplacés par des véhicules électriques (y compris les routiers de 40 tonnes), leur consommation annuelle d’électricité serait autour de 170 TWh sortie batterie, soit 207 TWh à la prise et 220 TWh à la production (46% de la consommation intérieure françaises de 2019, y compris pertes et pompage).

    **
    La consommation d’électricité pour des transports terrestres tout hydrogène serait trois fois plus élevée qu’avec des véhicules à batterie.
    D’un autre côté, avec la disparition des carburants terrestres, les besoins en hydrogène du secteur pétrolier seront fortement réduits. Reste à voir dans quelle proportion si l’on se limite à l’usage du pétrole comme matière première pour la chimie.

    Répondre
    1. Cédric Philibert Auteur de l’article

      J’ai eu quelques problèmes techniques avec mon site, tout était devenu très lent… Et je ne suis pas sûr d’avoir définitivement triomphé du problème.k
      Je suis d’accord avec beaucoup de choses. Cependant, dès lors que l’hydrogène servira notamment à produire de l’ammoniac (matière première et combustible pour les centrales électriques et les navires), du kérosène de synthèse pour les avions, du méthanol pour la chimie, du minerai de fer réduit pour la sidérurgie… tous produits qui voyagent facilement sur mer, je pense qu’il sera quand même intéressant de les produire dans les régions de fortes ressources et faible demande, plutôt que dans les régions de forte demande et plus faibles ressources.

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  2. Evariste

    Combien de temps les commentaires mettent-ils à être publiés ?
    « Un certain temps » aurait dit Fernand Raynaud.
    ……..
    Les pays au fort potentiel solaire ou éolien peuvent sans doute produire de l’hydrogène à un moindre coût qu’en France, mais importer leur production ne présente pas d’intérêt du point de vue du système énergétique global, en particulier pour l’électricité.

    En Europe, l’éolien en mer offre un important potentiel, avec un taux de charge déjà élevé qui augmente rapidement avec l’évolution de la technologie.
    Pour le solaire photovoltaïque, l’évolution est tout aussi rapide en technologie et en coûts, rendant cette technologie déployable partout.

    Les productions éoliennes et solaires sont variables par nature et celles-ci ne sont pas toujours en corrélation avec la consommation. Cela entraîne d’une part le stockage des excédents de production lorsqu’ils existent, pour éviter leur bridage (« curtailment »), d’autre part la suppression ou le déplacement d’une partie de la demande lorsque cela est possible.

    Une certaine quantité d’hydrogène renouvelable devra être produite chaque année pour trois usages : l’industrie, l’injection en partie dans le réseau de gaz, une partie du stockage intersaisonnier de l’énergie (l’autre partie étant le stockage intersaisonnier de la chaleur associé aux réseaux de chaleur, et même à l’intérieur d’un immeuble – les excédents électriques permettant aussi de maintenir ou rehausser le niveau de température du stockage).

    La production de cet hydrogène ne se limitera pas aux périodes de « surplus » d’énergies renouvelables, comme on l’entend trop souvent, mais sera une production régulière à prendre en compte dans la consommation d’électricité, avec d’énormes avantages. Le plus aisé à comprendre de ces avantages est la possibilité d’un effacement immédiat de la demande, sans aucune programmation ni préavis.

    Les électrolyseurs PEM (dont le coût se rapproche de celui des électrolyseurs alcalins) permettent un suivi de charge très agile des variations éoliennes et solaires, locales ou distantes.
    Cette rapidité de réaction (des PEM) leur permet aussi de participer au réglage de la tension et de la fréquence du réseau et de constituer une partie des réserves primaire et secondaire.

    Pour cela, il faut que ces électrolyseurs soient en France (en Europe), de façon équilibrée entre les lieux de production, ceux de consommation (pour les grosses industries) et de stockage à long terme (cavités salines).

    **
    L’électrification du chauffage des bâtiments est aussi une mauvaise solution. On le voit bien en France avec le besoin de dimensionner les réseaux électriques en fonction de la pointe hivernale due à l’abus de chauffage électrique.

    Les pompes à chaleur ne sont qu’une parade très limitée. Par grand froid, leur coefficient de performance se réduit drastiquement alors que les besoin de chaleur augmentent en proportion de la baisse des températures. En fin de compte, c’est la résistance électrique qui fait la plus grande partie du chauffage, comme avec les (bons) vieux convecteurs.

    Dans une situation comme celle de la vague de froid de février 2012, les pompes à chaleur ne réduiraient guère la consommation d’électricité : autour de deux TWh par jour (de 1,8 à 2,3) pendant 18 jours. La part thermosensible (due au chauffage électrique) de la consommation d’électricité a été de 30 à 42 GW sur une puissance totale de 80 à 100 GW, autour de 40% en moyenne horaire. Et dans quelques années, l’Allemagne aura beaucoup moins la possibilité de nous alimenter en électricité en ce cas.

    **
    Par ailleurs, une réalité peu évoquée est à prendre en compte.
    Sans recourir à des importations (parfois peu recommandables), l’incorporation d’agrocarburants à hauteur de 7% en énergie dans l’essence et le gazole nécessiterait d’y consacrer plus de deux millions d’hectares de surface agricole (SAU).

    Pour produire l’électricité nécessaire à un parc de véhicules en totalité électriques, une surface de 140.000 hectares de centrales photovoltaïques serait suffisant pour une production annuelle moyenne de 220 TWh d’électricité. Un rendement énergétique à l’hectare cent fois plus élevé qu’avec du colza ou du blé (sans compter les consommations de carburants, engrais, …) .

    En 2019, les transports terrestres en France ont consommé 11,6 et 40,7 millions de m3 d’essence et gazole, soit l’équivalent en énergie de 1.840.000 TJ ou 511 TWh.
    Si tous les véhicules terrestres étaient remplacés par des véhicules électriques (y compris les routiers de 40 tonnes), leur consommation annuelle d’électricité serait autour de 170 TWh sortie batterie, soit 207 TWh à la prise et 220 TWh à la production (46% de la consommation intérieure françaises de 2019, y compris pertes et pompage).

    **
    La consommation d’électricité pour des transports terrestres tout hydrogène serait trois fois plus élevée qu’avec des véhicules à batterie.
    D’un autre côté, avec la disparition des carburants terrestres, les besoins en hydrogène du secteur pétrolier seront fortement réduits. Reste à voir dans quelle proportion si l’on se limite à l’usage du pétrole comme matière première pour la chimie.

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